Les passionnés de hip-hop ont eu droit à un Noël avant l’heure cette année : les mythiques De La Soul et A Tribe Called Quest ont mis fin à un trop long silence en nous offrant de nouveaux albums à moins de 3 mois d’intervalle.
Avant « And The Anonymous Nobody », sorti fin août, cela faisait 12 ans que les 3 Plugs n’avaient pas publié d’album en leur nom. Si ce délai peut sembler long, que penser des 18 interminables années nous séparant du dernier album de ATCQ suite à la séparation du groupe ? On s’attend à ce genre de délai entre 2 strates terrestres, rarement entre 2 albums.
Imaginez que quand « The Love Movement » est sorti en septembre 1998 :
– l’accord du Good Friday venait à peine de ramener la paix en Irlande du Nord,
– Bill Clinton était empêtré dans le scandale Lewinsky alors qu’il (ou Hillary, c’est selon) arrivait à la moitié de son second mandat,
– l’équipe de France de football avait gagné la coupe du monde 2 mois plus tôt (avec Diomède et Charbonnier dans les 23, si si c’est possible),
– l’euro n’était pas encore devenu la monnaie commune de l’Europe.
Un autre monde, en somme.

Dans un genre musical où il est courant pour les artistes d’enchaîner singles, mixtapes et street tapes à un rythme effréné pour lutter contre l’oubli médiatique, une telle stratégie de l’absence, voulue ou subie, a de quoi étonner. Mais de là à dire que les 2 groupes se sont tourné les pouces pendant plus d’une décennie, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons cependant pas. Tribe a fait entendre sa voix principalement par le biais de Q-Tip, qui a sorti 3 albums solo très appréciés du public bien que l’un d’eux fut longtemps bloqué sur les étagères de Sony Music faute d’être jugé suffisamment accessible. Le groupe a malheureusement fait l’actualité en début d’année, avec le décès inattendu de Phife à seulement 45 ans, faisant de leur nouvel opus le dernier du groupe. Quant au trio de Long Island, il a su conserver une présence via quelques singles, EP, mixtapes (à quand celle avec Pete Rock et DJ Premier ?) et l’inégal projet parallèle ‘First Serve’ sorti par Dave et Posdnuos il y a 4 ans.

Mais ces diverses escapades en solo, si plaisantes soient-elles, ne remplaceront jamais les sommets atteints par ces groupes lorsqu’ils se réunissent tel Voltron. Phife était le yang idéal au yin de Q-Tip, permettant aux excentricités de The Abstract de garder un ancrage dans le bitume des rues du Queens. Quant à De La, l’énergie positive et l’humour de Maseo viennent nuancer le sérieux de Dave et Pos, leur évitant d’être perçus comme les donneurs de leçons qu’ils ne sont pas.

Ce retour « groupir » est d’autant plus nécessaire pour ces derniers car si le corpus passé de la tribu de Linden Blvd a effectué la transition vers le numérique, confortant ainsi sa place dans la légende auprès des générations futures, de basses considérations techniques empêchent toujours De La Soul de suivre le même chemin : en dépit de pouvoir rendre l’essentiel de sa discographie passée disponible en streaming ou en téléchargement faute de samples clearés pour tous modes d’exploitation présents et futurs à l’époque (l’exploitation numérique, donc), les légendes de Long Island se voient coupées d’un nouveau public potentiel et leurs chefs d’oeuvre des 90s relayés peu à peu dans les limbes de l’oubli. Pour rendre leur musique disponible en ligne, il faudrait renégocier avec les ayant droits et rouvrir la boîte de Pandore après le casse-tête historique sur lequel la non-déclaration de certains samples déboucha à l’origine. Ceci explique sûrement le manque de motivation de la maison de disques propriétaire de leur back catalogue pour réaliser ce travail de clearance, en l’absence d’une vision claire sur les bénéfices commerciaux potentiels de l’opération. Face à cette apathie qui menace leur place au panthéon du hip-hop, De La Soul a décidé de mettre un bon coup de pied dans la fourmilière : le 14 février 2014, durant 24h seulement, le groupe a permis le téléchargement intégral de sa discographie sur son propre site. Cette opération spéciale, qui a fait crasher les serveurs de leur site du fait de la forte demande, lui a permis de poser de solides bases pour la campagne de crowdfunding de son futur album via Kickstarter. Si De La souhaitait faire de cette levée de fonds un référendum sur sa popularité, celle-ci s’est plus apparentée à un plébiscite napoléonien, avec plus de 600 000$ récoltés par rapport à l’objectif initial de 110 000$.

Quand des artistes hip-hop de ce calibre annoncent une nouvelle sortie, ils doivent faire face à plusieurs défis :
– la nécessité de sortir du lot face à l’offre musicale pléthorique du moment,
– l’impossible mission (aussi connue sous le nom de syndrome « Wu-Tang Forever ») de satisfaire les attentes souvent démesurées de fans historiques qui souhaiteraient les voir reproduire éternellement les recettes à succès de leurs premiers albums, telle une course perdue d’avance contre le fantôme du meilleur temps d’un circuit sur Mario Kart,
– la question de leur durabilité.
C’est ce dernier point qui interpelle ici de manière inédite : des MCs quasi quinquagénaires peuvent-ils conserver leur pertinence dans un style musical caractérisé par la fougue de la jeunesse, qu’elle soit contestataire ou matérialiste ? A tort ou à raison, un MC n’est pas si différent d’un mannequin dans l’esprit du grand public, ce dernier les considérant tous 2 comme une sorte d’emballage creux devant répondre à des critères superficiels (esthétique pour l’un, street cred pour l’autre) pour remplir leur fonction essentielle. Les années qui passent sont autant de coups de hache dans le tronc de leur crédibilité professionnelle, avec le cap de la quarantaine comme fatidique « timber ».
Force est de constater qu’à de très rares exceptions près, les aînés et contemporains des membres des Native Tongues n’ont pas su évoluer artistiquement et élargir leur public au fil des ans. La plupart sont désormais cantonnés au rang de vieilles gloires, coulant une préretraite paisible faite de tournées des popotes et d’albums tombant dans l’oubli sitôt commercialisés. Toutefois, si Tribe et De La sont indubitablement hip-hop, ils n’ont jamais constitué des archétypes du genre et ont toujours revendiqué une liberté d’exploration loin des clichés du genre. Ce côté intemporel est probablement leur meilleur atout pour résister à l’épreuve du temps et ne pas être considérés comme quelques papys de plus faisant de la résistance.

Le pari est à moitié réussi pour De La Soul. Finis les samples ciselés de Prince Paul, Jay Dee, Supa Dave West ou les 3 Plugs eux-mêmes, place à l’instrumentation live avec leur groupe de tournée Rhythm Roots Allstars dont ils ont enregistré plus de 200 heures de musique au cours des 3 dernières années. C’est dans ce matériau brut que De La est allé piocher de quoi réaliser les 17 morceaux de « And The Anonymous Nobody ». Gageons que les nostalgiques de leur gloire passée auront besoin de temps pour s’habituer à cette nouvelle direction musicale. Ce choix d’opter pour l’instrumentation plutôt que le sampling d’œuvres existantes, qui présente l’avantage considérable d’éviter les actions en justice pour violation de copyright, donne une cohérence musicale de facto à l’album.
« And The Anonymous Nobody » est constitué en grande majorité de titres midtempo, alternant entre des paysages sonores tantôt directs (« Royalty Capes », « Trainwreck », « Whoodeeni »), tantôt dépouillés (« Property Of Kickstarter.com », « Greyhounds »). Et s’il n’y a pas de titres foncièrement mauvais (à part « Lord Intended », qui reprend maladroitement la recette éculée de l’alliance rock-rap), rares sont ceux qui sortent du lot : c’est ce côté standardisé du son et ce manque de titres percutants qui plombent quelque peu l’album et l’empêchent d’affirmer une personnalité marquée. L’absence de sampling joue pour beaucoup dans ce constat, mais il est difficile pour tout artiste de remettre radicalement en cause sa méthode de composition au bout de 30 ans de carrière.
Fort heureusement, des titres plus inattendus comme « Drawn » (avec Little Dragon), « Here In After » (avec Damon Albarn) ou « Exodus » constituent une belle surprise ; ils nous révèlent chez De La cette capacité d’évolution entraperçue au cours de leurs collaborations passées avec Gorillaz. En pratiquant cette ouverture artistique quasi juppéiste avec succès, De La Soul réussit l’exploit de s’adresser à un nouveau public de la tranche 30-50 ans sans que cela paraisse forcé, et sans pour autant s’aliéner sa fanbase la plus fidèle.
Si la prise de risque de cet album se situe au niveau musical (avec des fortunes diverses), les paroles, flows et thèmes abordés offrent moins de surprises, ce qui n’est pas forcément un mal quand on connaît la remarquable constance dans l’excellence de Plug 1 et Plug 2.
Malgré une certaine longueur, voire une certaine langueur due à un grand nombre de morceaux midtempo, De La Soul nous livre un album intéressant au vu de l’évolution musicale du groupe.

Si De La était attendu au tournant, les enjeux étaient décuplés pour Tribe. L’annonce du décès de Phife Dawg en mars dernier avait encore rehaussé les attentes des fans pour un album qui viendrait mettre un point final à la discographie d’un des groupes les plus influents de la musique américaine des années 90. Et il suffit d’un morceau pour rendre ces questionnements caducs : avec l’intro ping-pong à la « Check The Rhyme » de Phife et Q-Tip et l’entrée fracassante de Jarobi sur le beat de « The Space Program », la tribu de Linden Blvd ne laisse aucun doute quant au calibre de cette oeuvre. « We Got It From Here… Thank You 4 Your Service » n’est pas un des meilleurs albums hip-hop de 2016, mais un des meilleurs albums de l’année tout court.
Musicalement, ATCQ reprend là où Q-Tip était resté avec son dernier solo « The Renaissance », ce dernier (avec le toujours aussi discret Ali Shaheed Muhammad) poursuivant son évolution musicale au gré de productions léchées mêlant samples malins (« Bennie And The Jets » d’Elton John sur l’excellent « Solid Wall Of Sound ») et instrumentation (Tip a appris la guitare et la basse ces dernières années). L’héritage insulaire de Phife transparaît sur des morceaux comme « Whateva Will Be » ou « Black Spasmodic », qui font la part belle à la vibe caribéenne du Trini Gladiator. Tribe se permet au passage quelques clins d’œil à sa discographie passée (ladite intro de « The Space Program », le son de sitar de « Bonita Applebum » sur « Enough!! »…), mais sait le faire avec suffisamment de subtilité pour éviter l’écueil de la nostalgie.
Au micro, outre l’alchimie attendue et retrouvée entre Tip et Phife, on assiste à un retour gagnant de Jarobi et à des performances solides de Consequence et Busta Rhymes, membres officieux de la tribu. Busta est particulièrement en verve, scandant des phases ragga aux flows complexes de sa voix rocailleuse. La liste des invités est un who’s who du hip-hop US (Anderson .Paak, Andre 3000, Talib Kweli, Kanye West…) et les quotables sont légion, mais c’est une fois de plus Kendrick Lamar qui tire son épingle du jeu avec un modèle de concision et d’impact : en seulement 8 petits vers sur le magnifique « Conrad Tokyo », il livre une performance habitée qui complète parfaitement les rimes sombres de Phife Dawg. Autres collaborations plus inhabituelles mais tout aussi réussies, les participations de Jack White (fan de la première heure, il avait invité Q-Tip sur scène au Madison Square Garden pour jouer « Excursions ») et Sir Elton John.
Beaucoup de très bons morceaux donc, et très peu de faux pas. « Kids… » manque de variété, gâchant le potentiel prometteur d’une collaboration entre Q-Tip et Andre 3000. Le sample reggae de « Black Spasmodic » n’est pas aussi abouti que celui de « Whateva Will Be ». « Movin’ Backwards » pâtit d’une instru quelque peu erratique. Enfin, « The Donald » traîne en longueur. Mais ce ne sont que des accrocs mineurs dans une oeuvre de grande qualité.
Ce dernier opus est le plus sombre de la discographie du groupe car profondément marqué par l’absence de Phife : on a bien du mal à réaliser que c’est la dernière fois que nous entendrons le funky diabetic… « We Got It From Here… » est également le produit d’une époque troublée, avec une sortie quelques jours seulement après les résultats de l’élection présidentielle américaine. Tribe a eu toute la primaire républicaine et la campagne présidentielle pour s’acclimater à la rhétorique populiste et xénophobe de celui que l’on doit désormais appeler ‘président-élu Trump’, et cela affecte grandement la vision de la société américaine dépeinte dans cet album. Mais comme le laisse entendre son ouverture militante avec « The Space Program » et « We The People… », Tribe arrive à point nommé pour organiser la résistance.

Au final, De La Soul et A Tribe Called Quest nous livrent 2 albums pleins de maturité mais fermement ancrés dans leur époque, faisant au passage voler en éclats l’idée selon laquelle les artistes hip-hop auraient une date de péremption. Comme un vieux couple aussi amoureux qu’au premier jour, De La Soul et ses fans prennent plaisir à vieillir ensemble et gardent un enthousiasme juvénile envers les surprises que l’avenir leur réserve. Et si tout voyage a une fin et qu’on regrette déjà l’absence de Tribe, « il vaut mieux avoir aimé et perdu, que de ne jamais avoir connu l’amour ».

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