Comme pour nombre de projets artistiques, le mythe Fania commence par une rencontre fortuite. D’un côté, le musicien d’origine dominicaine Johnny Pacheco, en pleine instance de divorce. De l’autre, son avocat italo-américain Jerry Masucci, ancien officier de la police de New York tombé amoureux de la musique latine après un séjour à Cuba au début des années 60. Au premier l’artistique, au second la paperasse, et de cette association improbable naît en 1964 le label Fania, qui fédère la fine fleur des musiques latines de l’époque (Johnny Pacheco donc, mais aussi Willie Colón, Héctor Lavoe, Celia Cruz, Ray Barretto, Rubén Blades, Cheo Feliciano, Eddie Palmieri…) et écrira pendant près de 20 ans les lettres de noblesse de la salsa. Parti de rien, le label gagne en reconnaissance pour devenir la bande-son incontournable de la communauté latino-américaine new yorkaise des années 60 et 70. Loin de se limiter à la Grosse Pomme, les productions du label s’exportent partout et influencent le monde entier.
Fania fut aux musiques latines ce que Motown fut à la soul, une alliance remarquablement durable de succès commerciaux et de qualité artistique. Ces deux labels partagèrent une même propension à produire des hits comme General Motors fabrique des voitures, à la chaîne. Ils ne connurent toutefois pas la même postérité : là où le label soul de Detroit sut transcender les genres musicaux pour s’inscrire à tout jamais dans l’histoire de la musique américaine, son homologue new-yorkais resta cantonné au genre « musique latine » dans l’esprit du public, et ce malgré la richesse et l’éclectisme d’un catalogue mêlant salsa, latin soul, boogaloo, latin jazz, merengue, musique afro-caribéenne… Entendre un morceau de Stevie Wonder sur les ondes aujourd’hui n’est pas rare, ça l’est beaucoup plus pour Héctor Lavoe ; dans nos contrées, ce label légendaire n’existe plus que dans les souvenirs de jeunesse d’amateurs de salsa septuagénaires et les collections de vyniles de quelques initiés.
Fort heureusement, les rééditions physiques et numériques du répertoire de Fania s’enchaînent depuis quelques temps, l’occasion de nous replonger dans cette discographie d’exception. Et pour une entrée en matière, quel meilleur guide que le duo formé par Willie Colón et Héctor Lavoe ? Né à Porto Rico, Héctor Juan Pérez Martinez part pour New York à l’âge tendre de 16 ans, les poches vides mais des rêves pleins la tête. Ses journées suivent l’adage « 36 métiers, 36 misères », enchaînant les petits boulots de peintre en bâtiment, livreur, bagagiste ou concierge pour subsister. Ses soirées, elles, sont rythmées par ses performances vocales flamboyantes dans les clubs new-yorkais. Plus qu’une passion, c’est une vocation. De son surnom « La Voz » qu’il doit à un précédent manager, il fait son nom de scène : Lavoe. C’est dans un de ces clubs new-yorkais que Johnny Pacheco, le fondateur de Fania, le repère. Il le recommande immédiatement à son artiste Willie Colón. Né dans le Latin Bronx de parents portoricains, le tromboniste nuyorican cherche en effet un chanteur qui sublimerait les compositions de son premier album, « El Malo ». Colón teste Lavoe sur un des morceaux, et les résultats sont si satisfaisants qu’il lui fait finalement enregistrer les voix des autres morceaux de l’album : Lavoe fait désormais partie du groupe. Colón et Lavoe collaborent pendant 7 ans et 10 albums, avec à la clé un succès phénoménal.
Extrait de l’album « Asalto Navideño » sorti en 1970, « La Murga » est l’un des plus grands hits du duo Colón-Lavoe. Les cuivres menaçants qui ouvrent le morceau résonnent tel un cor sonnant la charge d’une bataille médiévale. Mais c’est bien d’un irrésistible appel à la danse qu’il est question dans ce morceau au groove contagieux et aux saveurs panaméennes.