Peut-on rester dans les mémoires pour ses échecs, ou plutôt pour ne pas avoir su empêcher la réussite d’un autre ? C’est la question récurrente à laquelle doit faire face Craig Ehlo depuis près de 30 ans. La fantastique carrière de Michael Jordan s’est largement construite aux dépens de nombreux Hall Of Famers (Patrick Ewing, Charles Barkley, John Stockton, Karl Malone, Reggie Miller, Dominique Wilkins…) dont les palmarès collectifs restèrent désespérément vides, mais rares sont ceux qui jouaient à son poste et l’affrontaient directement sur le parquet. S’il est un adversaire que MJ prit un malin plaisir à martyriser, c’est bien Craig Ehlo. Tout le monde a en mémoire « The Shot », panier hallucinant à la mise en scène digne d’une tragédie grecque, le vainqueur frappant l’air de son poing tandis que le vaincu s’écroule sous le poids du dépit. Ce 5e et dernier match de la série Bulls-Cavs lors du 1er tour des playoffs 1989 représente le point d’inflexion de la carrière de His Airness : en permettant à Chicago de battre les Cavs avec ce panier au buzzer, Jordan commença à cimenter sa réputation de winner. Corollaire de cet axiome, Ehlo endossa bien malgré lui le costume du loser, un rôle qui le suit encore aujourd’hui.
« The Shot » figea pour l’éternité Ehlo dans une attitude de défaite, mais en élargissant la focale, on réalise que c’est à un guerrier que l’on a affaire. Issu d’une famille de fermiers de Lubbock, Texas spécialisés dans le coton et l’élevage porcin, Joel Craig Ehlo a toujours dû lutter pour atteindre son rêve. Après une carrière universitaire honnête mais sans étincelles, Ehlo est sélectionné au 3e tour de la draft 1983 par Houston. Besogneux, il travaille d’arrache-pied de peur de perdre sa place mais peine à intégrer la rotation. Après 3 saisons à cirer le banc chez les Rockets, une opportunité se présente lorsque les Cavaliers de Cleveland cherchent à se renforcer suite à la blessure de leur meneur vedette Mark Price. Ehlo trouve sa place comme doublure de Ron Harper, et côtoie la première génération talentueuse de Cleveland avec Price, Larry Nance et Brad Daugherty. Emmenés par coach Lenny Wilkens, les Cavs deviennent rapidement l’une des meilleures équipes de la Conférence Est, pratiquant un jeu léché et technique. L’équipe a les défauts de ses qualités, manquant parfois de dureté dans une époque dominée par les Bad Boys de Detroit : c’est là que Craig Ehlo vient apporter sa patte. Arrière-ailier spécialisé « 3 and D » (3 points et défense) bien avant que cette formule ne soit en vogue, Ehlo est un combattant acharné et se taille vite une réputation de défenseur teigneux, quitte à figurer sur de nombreux posters à son insu. Steve Kerr, son coéquipier de l’époque, racontait que même s’il avait beau se faire dunker sur la tête régulièrement, cela n’empêchait pas Ehlo de continuer à défendre comme un damné et monter au contre. Motivé par le challenge, Ehlo demande toujours à défendre sur le meilleur joueur de périmètre adverse, et se retrouve naturellement sur le chemin de Michael Jordan à maintes reprises. Comme en ce 7 mai 1989.
L’horloge incrustée à l’écran indiquant les 3 secondes qui restent à jouer. Jordan qui s’extirpe de la suffocante prise à 2 de Craig Ehlo et Larry Nance. Ehlo qui se déplace légèrement sur sa gauche, ouvrant ainsi la voie centrale à son adversaire. Jordan qui se saisit du ballon et file vers la ligne de lancers-francs, prend son appel et amorce son mouvement de shoot. Ehlo qui tente de rattraper son retard et saute pour le contrer. Jordan qui reste suspendu en l’air et laisse passer Ehlo. Le ballon qui quitte sa main et traverse le filet… Les images imposent leur injuste dictature. Personne ne se souvient qu’Ehlo était ralenti par une blessure à la cheville ce jour-là et qu’il termina malgré tout meilleur marqueur de son équipe avec 24 points (à 2 points de son record en carrière de l’époque). Personne ne se souvient qu’il marqua 2 tirs à 3 points capitaux dans les 2 dernières minutes pour garder son équipe dans le match, ni que quelques secondes avant le tir historique de Jordan, il avait marqué face à lui pour permettre à son équipe de passer devant les Bulls.
Les Cavs ne passeront jamais l’obstacle, avec 5 séries perdues en 7 ans face aux Bulls. Craig Ehlo, quant à lui, aura beau réaliser une carrière de vétéran modèle avec 14 saisons de qualité chez Houston, les Cavs, puis les Hawks et les Sonics, ce sont les images de cette humiliante défaite qui définiront sa carrière dans l’esprit des fans, même après qu’il ait raccroché. Sa carrière de joueur achevée, il navigue entre des postes d’analyste TV (pour les Sonics puis l’université de Gonzaga) et des expériences de coaching au niveau universitaire (notamment en tant qu’assistant coach d’Eastern Washington). Partout où il passe, on reconnaît sa crinière blonde et la question qui suit est inévitable : « c’est bien vous qui défendiez sur Jordan quand il a marqué The Shot ? ». Il y a de quoi se sentir dépossédé de son histoire, presque désincarné, quand on se rappelle de vous non pour vous-même, mais pour ce qu’un autre vous a fait subir. Mais Ehlo, tel le combattant qu’il est, trace sa route sans regret, si ce n’est celui d’avoir fait ce mouvement latéral sur sa gauche qui lui fit prendre du retard sur l’action décisive et l’empêcha de contrer le tir de Jordan.
A partir de 2010, son quotidien s’assombrit. Suite à une intervention chirurgicale pour des problèmes de dos récurrents, ses médecins lui prescrivent de l’hydrocodone, un puissant analgésique, pour soulager la douleur. Bientôt, il prend 15 cachets par jour et, malgré l’inquiétude de ses proches, assure que tout est sous contrôle. Il touche le fond lors de l’été 2013, au cours d’un incident déclenché – selon les dires de l’intéressé – par une tentative de sevrage de 48h. Après une dispute avec sa femme, qui refuse qu’il l’accompagne pour un déplacement s’il n’abandonne pas l’hydrocodone, Ehlo emporte tous ses vêtements dans le garage de la maison, les arrose d’essence et y met le feu. Lorsqu’elle arrive sur les lieux, la police trouve Ehlo ceinturé par des membres de sa famille. Cet incident met à jour l’addiction et le force à sortir du déni. Il suit une cure de désintoxication (durant laquelle certains pensionnaires le reconnaissent et lui parlent de The Shot), se remet sur pied et répare sa relation avec sa famille : un mal pour un bien…
Aujourd’hui encore, on arrête Craig Ehlo dans la rue pour lui parler de ce fameux match contre Chicago. Il semble avoir trouvé la paix, heureux d’avoir participé à un moment historique de la NBA malgré la défaite. Il a la satisfaction d’avoir vu les Cavs réussir là où sa génération échoua et remporter leur 1er titre de champion. Il voit aussi ce que son ancien coéquipier Steve Kerr a accompli sur le banc des Warriors, avec 2 titres en 3 ans, et se dit que sans la spirale de l’addiction, il aurait pu arpenter le même chemin. Mais Craig Ehlo est toujours là et il lutte de toutes ses forces pour revenir dans la course, comme un défenseur revanchard qui vous colle aux basques.