Ne vous arrêtez pas à la photo peu engageante qui illustre cet article, le morceau du jour est un diamant brut et l’histoire de ses protagonistes peu commune.
Tout commence au milieu des années 70 à Fruitland, petite commune rurale de 751 habitants nichée au fin fond de l’état de Washington. A la bordure du Montana, cette région boisée regorge de paysages magnifiques mais elle est très isolée, la grande ville la plus proche, Spokane, étant située à 1h30 de route. Les Emerson sont des gens simples qui mènent une existence sans artifices. Le patriarche Don Senior et sa femme Salina possèdent une exploitation agricole et forestière, et transmettent à leurs 5 enfants le goût du labeur et le courage d’aller au bout de leurs idées. Lorsqu’ils ne sont pas au lycée, leurs 2 fils Donnie et Joe participent aux tâches quotidiennes sur l’exploitation familiale. Au cours de l’été 77, Don Sr achète un tracteur Case équipé – luxe suprême – d’un poste de radio. Donnie est souvent à la manœuvre, et il écoute pendant 8 à 10h d’affilée les programmes d’une radio AM de Spokane qui diffuse des morceaux de Smokey Robinson, Hall & Oates et Marvin Gaye, ouvrant dans son âme une fenêtre sur le monde qui ne se refermera jamais. Donnie devient obsédé par la musique, jouant constamment sur sa guitare et composant à tour de bras. Rapidement, Joe vient l’accompagner à la batterie.
Les parents Emerson, qui n’ont pas la fibre artistique, sont quelque peu étonnés de voir poindre cette passion chez leur progéniture. Don Sr et Salina savent la rudesse d’une vie de paysan et comme tous les parents, ils souhaitent à leur descendance une existence moins dure que la leur. Devant l’enthousiasme de leurs rejetons pour la carrière musicale, ils les encouragent donc à aller au bout de leur démarche. Le soutien familial n’est pas qu’un vain mot, les parents Emerson joignent le geste à la parole : Papa s’y connaît en bois, il construit sur le domaine familial une salle de répétition pour que Donnie et Joe puissent cultiver leur art en toute sérénité. Cette cabane en bois perdue au milieu des pins ponderosa devient bientôt leur studio d’enregistrement, équipé de matériel et d’instruments flambant neufs grâce au soutien financier indéfectible des parents. Pour Don Sr, les rêves de ses enfants n’ont pas de prix et à chaque nouvelle avancée, il hypothèque un peu plus son terrain pour garantir les emprunts bancaires contractés. En 78, Donnie et Joe poussent leur démarche artistique jusqu’au bout en enregistrant à domicile l’album « Dreamin’ Wild ». Toute la famille, si fière de leur travail, vit la réalisation de cet album comme un aboutissement. Optimistes jusqu’au bout, les Emerson font presser 2 000 copies que Salina, la force de vente de l’entreprise familiale, tente d’écouler auprès des voisins et des marchands de disques de la région à partir de 79. Mais dans une région en quasi autarcie et peu portée sur les arts, comment croire que cet album puisse susciter de l’intérêt ? Fort logiquement, « Dreamin’ Wild » ne se vend pas et les disques non écoulés s’empilent rapidement dans le home studio familial.
Dès lors, Donnie et Joe suivent deux chemins de vie opposés. Ce dernier accomplit le destin familial en restant sur la propriété pour reprendre le flambeau paternel. Donnie quant à lui devient musicien professionnel et peine à gagner sa vie, gardant toujours dans un coin de sa tête et de son cœur le souvenir doux-amer de cet album tombé dans l’anonymat, comme une ancienne flamme dont on ne peut oublier le visage. Ses parents continuent à soutenir sa carrière solo à grands frais, allant jusqu’à aménager une grange de la propriété en salle de concert de 300 personnes dans les années 90. Au total, c’est plus de 100 000 $ que les parents Emerson investiront dans « Dreamin’ Wild » et la désastreuse carrière solo de Donnie. Ce rêve fou coûtera près de 600 hectares à l’exploitation familiale, qui n’en compte plus que 24 aujourd’hui. Les cyniques pointeront la naïveté des Emerson, les romantiques retiendront la sincérité de leur démarche, la passion sans calcul des frères et le soutien sans amertume ni regrets de leurs parents.
Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. En 2008, Jack Fleischer, collectionneur de musiques obscures, tombe sur une copie scellée de « Dreamin’ Wild » dans un magasin de fripes de Spokane. Son œil est attiré par le style vestimentaire plus que douteux des frères Emerson sur la pochette mais dès la 1ère écoute, il tombe sous le charme de leur musique. Grâce à son blog Out Of The Bubbling Dusk et son infatigable prosélytisme musical, le bouche-à-oreille fonctionne à plein. Le mot finit par arriver aux oreilles d’Ariel Pink, qui finit par enregistrer une reprise du morceau « Baby ». Suite à ce regain de notoriété pour leur œuvre, les frères Emerson sont contactés par Light In The Attic, qui avait déjà exhumé les albums de Rodriguez. Le label de Seattle réédite « Dreamin’ Wild » en 2012, avec à la clé un succès critique incontestable, la famille Emerson voyant enfin sa patience et ses efforts récompensés plus de 30 ans après.
« Baby » est une ballade soul lo-fi d’apparence simpliste mais d’une étonnante profondeur si l’on prend le temps d’y regarder de plus près, surtout quand on sait qu’elle fut composée par un gamin de 17 ans. Sur un fond musical épuré et intime, cette chanson imparfaite d’un adolescent transi d’amour a toute la chaleur et l’attendrissante maladresse d’un premier amour. Cœurs d’artichaut, préparez-vous à fondre sur place…