« D’où te vient cette passion pour la musique ? »

Une passion marque une prédisposition intrinsèque à aimer intensément, mais la considérer uniquement comme quelque chose d’inné, d’involontaire, c’est n’envisager qu’une partie de la question. Une passion qui se contente d’exister en vase clos, hors des influences extérieures, perd en intensité pour finalement disparaître : si ce n’était pas le cas, je serais à présent footballeur ou cowboy.
Au-delà de ce terreau fertile, il y a des circonstances, des moments qui viennent la conforter et l’ancrer durablement. Tout passionné de musique conçoit sa relation à celle-ci comme un parcours initiatique, et ce parcours est jalonné d’étapes marquantes qui font entrer cette passion en résonance avec son être profond. « Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas » : ceci est le récit personnel de l’une de ces étapes marquantes.

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Si on me demande où je me trouvais il y a 20 ans jour pour jour, aujourd’hui est l’une de ces rares occasions où je peux répondre à cette question avec certitude. Mais avant cela, une mise en contexte est nécessaire.

1997, année du bac. Ayant passé le plus clair de mes jeunes années dans une petite ville du centre de la France, l’adolescent que je suis commence à trouver le temps long dans cette zone rurale qui incarne à elle seule cette « diagonale du vide » dont nous parlait le professeur de géographie. Une belle région, certes, mais désespérément calme, en particulier sur le plan culturel. Et quand on voit poindre en soi une passion naissante pour le hip-hop, les occasions de cultiver celle-ci sont aussi rares qu’un témoin de Jéhovah faisant du porte-à-porte en solo. Absence totale de représentation de ce genre musical sur les chaînes hertziennes, absence d’accès aux chaînes musicales du câble dans cette zone rurale, absence d’internet et vide abyssal des rayonnages de CD des magasins de la ville : l’accès à la culture musicale relève du parcours du combattant. Pour étancher ma soif de savoir, je passe la plupart des week-ends à Paris. Hébergé par mon frère et éternel binôme sur ce chemin initiatique musical, j’y écume consciencieusement les bacs des disquaires d’occasion du 5e arrondissement, afin de constituer des provisions sonores pour tenir le reste de la semaine. Mais à mesure que l’appétit de découverte croît, les provisions sont toujours trop vite épuisées, et le long ennui de la routine lycéenne guette.

En mars 1997, une annonce de Canal+ vient temporairement éclairer ce morne quotidien : à l’occasion de la sortie imminente de « L’Ecole Du Micro d’Argent », le nouvel album d’IAM, la chaîne cryptée précise qu’elle dédiera une journée de ses programmes au groupe marseillais. Sitôt la date connue, la VHS de 4h est dans le magnétoscope, lui-même calibré pour doubler le temps d’enregistrement. Au retour du lycée ce soir-là, je peine à contenir mon enthousiasme à l’idée des 8 heures de visionnage qui m’attendent. Si je me rends compte assez rapidement qu’il était illusoire de penser que Canal+ dédierait réellement tous ses programmes à IAM pour une journée (l’espoir fait vivre…), je découvre avec bonheur « La Saga » et « L’Empire Du Côté Obscur » et leurs clips qui ne sont pas sans rappeler l’univers du Wu-Tang Clan. Cerise sur le gâteau : le groupe interprète quelques morceaux du nouvel album lors d’une session live sur le plateau de Nulle Part Ailleurs reconverti pour l’occasion.
C’est au moment de se lancer dans l’interprétation de « Dangereux » qu’Akhénaton et Shurik’n appellent un invité mystère à les rejoindre sur scène. Présenté comme « Rahzel, du groupe The Roots », l’inconnu, casquette vissée sur le crâne et micro en main, s’avance calmement au centre de la scène. Il lui suffit d’une minute à peine pour vriller à jamais mon cerveau.

C’est la première fois que je fais l’expérience du beatbox. Face à cette prouesse surhumaine, la stupeur, l’incompréhension et l’émerveillement prédominent, et ne s’estompent pas malgré de multiples visionnages d’une VHS à la bande rapidement usée au-delà du raisonnable. Reste cette inexplicable impression d’avoir mis le doigt sur quelque chose d’essentiel pour la suite.

Une suite qui intervient quelques mois plus tard, le 15 octobre 1997. Ce soir-là, les Roots s’apprêtent à se produire sur la scène de l’Elysée Montmartre. Les choses ont bien changé depuis mars : le bac en poche, je suis étudiant à Paris depuis quelques semaines. J’arrive dans la capitale avec les oreilles et l’esprit grands ouverts, et ce premier concert parisien marque l’ouverture de la chasse au son. Si la prestation télévisée de Rahzel m’a convaincu de prendre ma place, ma connaissance des Roots reste assez limitée : j’ai fait l’acquisition de l’album « Illadelph Halflife » durant l’été mais mon oreille n’est pas encore suffisamment formée pour que je puisse en apprécier les nuances et les harmonies. C’est donc avec à peine plus qu’un a priori positif que je sors de la bouche de métro de la station Anvers ce soir-là. L’attente devant l’entrée avant l’ouverture des portes, les vendeurs à la sauvette qui arpentent le terre-plein du Boulevard Rochechouart pour tenter de refourguer leurs places pour le concert, les flyers qu’on vous glisse de force dans la main dans la file d’attente, la périlleuse montée de cet escalier raide aux marches trop peu profondes pour qu’on puisse y poser le pied en entier, les portes battantes noires, et enfin l’arrivée dans cette salle à la capacité d’accueil idéale, scène à gauche, bar à droite : le cadre est posé, ne manquent plus que les acteurs.

Bien avant le succès de « You Got Me » (et son clin d’œil à l’Elysée-Montmartre dans les paroles de Black Thought), les formations élargies et remaniées, et leurs performances télévisées quotidiennes aux côtés de Jimmy Fallon, les Roots sont encore des artistes au potentiel immense mais à la trajectoire incertaine. Signé chez Geffen Records, le groupe de Philadelphie peine à se faire une place au milieu du roster rock (Guns N’ Roses, Nirvana…) d’un label qui ne dispose pas du savoir-faire pour accompagner le développement d’artistes hip-hop. Cette situation génère une frustration légitime pour le groupe, qui s’en fait régulièrement l’écho dans les magazines spécialisés comme les liner notes de ses albums via son batteur et porte-parole officieux Brother Question (futur Questlove). Pour pallier à cette sous-représentation discographique, les Roots se rabattent sur ce qu’ils font de mieux, le live. Musiciens hors pair à la tendance jazz affirmée, le groupe a pris du galon au fil des tournées et est devenu expert dans le maniement des foules.

C’est un groupe au sommet de son art et de sa motivation qui joue ce soir-là pendant plus de 2 heures devant un public rapidement conquis. « Proceed », « Mellow My Man », « Silent Treatment », « What They Do », les Roots égrènent un à un les titres phare de leur catalogue dans des versions live enrichies pour l’occasion. Le groupe fait montre d’une cohésion et d’un sens du timing remarquables tout en laissant ses individualités libres de se lancer dans des digressions virtuoses, le tout étant lié par le charisme de Black Thought et ses flows complexes et rythmés. La fin du concert approchant, le groupe clôt la représentation dans la plus pure tradition jazz avec des solos successifs de chacun de ses membres. L’imposant Leonard « Hub » Hubbard qui intègre le thème du « Pierre Et Le Loup » de Prokofiev au milieu d’un dantesque solo de basse, Questlove qui fait le coup du « je baisse le volume, je remonte le volume » en plein break de batterie… Chacun y va de son numéro d’équilibriste. Puis le groupe part en coulisses, laissant Rahzel seul en scène. Armé de son seul micro, celui-ci enchaîne pendant près de 15 minutes les versions beatbox de standards du hip-hop US, avec notamment un medley du Wu-Tang et son « Wu-Tang Clan Ain’t Nuthing Ta F’ Wit » qui fait littéralement exulter un public incrédule.

Ce qui était déjà pour moi une énorme claque musicale vire à la révélation, avec dans mes tripes cette certitude d’être sur la bonne voie et l’envie de voir jusqu’où celle-ci mène.
Cette épiphanie fut le point de départ d’une nouvelle vie de boulimie culturelle et de cette perpétuelle quête de nouveaux sons propre à tous les passionnés de musique, dans l’espoir de revivre des émotions aussi rares, pures et intenses qu’en ce soir du 15 octobre 1997.

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