Pionnier malgré lui. Antoine Dominique « Fats » Domino Jr., dont on a appris le décès cette semaine, s’excusait presque d’avoir joué un rôle déterminant dans la naissance du rock & roll, lui qui décrivait sa musique comme « rien d’autre que le même rhythm & blues que j’avais toujours joué à New Orleans ». Car le petit homme bien en chair était une crème. Humble et discret, il se contentait de jouer quand d’autres étaient plus occupés à assurer le service après-vente auprès de la presse pour conforter leur place. Mais c’est sans conteste un pilier de l’histoire de la musique et de l’histoire de son pays qui vient de disparaître.
C’est dans les années 50 que la carrière musicale de Fats Domino atteint des sommets. Sa jovialité innée, ses paroles chastes et un sens certain des affaires lui ouvrent les portes du succès commercial : avec plus de 65 millions de disques vendus et une omniprésence dans les charts (35 disques dans le Top 40, dont 11 dans le Top 10 entre 1955 et 1960), le bilan comptable du corpulent pianiste à l’accent cajun a de quoi impressionner. Mais des chiffres, si mirifiques soient-ils, ne suffisent pas à faire état de son immense influence. Avec leur base rhythm & blues et boogie-woogie, ses chansons constituèrent l’ADN du rock & roll, création musicale collective dont il fut l’un des géniteurs (sa musique fut revendiquée comme une source d’inspiration par Elvis, Lennon, McCartney, excusez du peu). Cet accomplissement majeur pâlirait presque en comparaison de son exploit d’être aimé de tous, ce qui n’était pas une mince affaire pour un artiste noir en pleine période de ségrégation raciale. « Ain’t That A Shame » et « Blueberry Hill » furent autant de tubes pop qui contribuèrent à mélanger les publics lors des concerts et lever peu à peu les barrières raciales, avant que celles-ci ne sautent sous les coups de boutoir de la génération des droits civiques lors de la décennie suivante. Ces années 60 virent l’émancipation du genre musical qu’il contribua à créer, tel un adolescent fougueux en rébellion face à la figure paternelle. En refusant d’adapter sa musique aux nouvelles modes par souci d’authenticité, Fats Domino contribua à hâter sa chute en même temps qu’il consolida sa place dans l’histoire musicale.
Natif de New Orleans, ce terreau si fertile pour la musique américaine, Fats Domino resta fidèle à Big Easy pour le meilleur et pour le pire. Il demeura résident du Lower Ninth Ward bien après avec connu le succès, et quand le quartier populaire fut dévasté par le passage de l’ouragan Katrina en août 2005, il resta sur place avec sa femme, dont la santé chancelante ne lui permettait pas d’être évacuée. On le crut mort avant qu’il ne soit retrouvé sain et sauf le 1er septembre et qu’il livre cette citation toute en décontraction au New York Times : « je n’étais pas trop inquiet. J’avais un peu de vin et quelques bières avec moi. Ca me suffit ». Il y perdit tout de même 3 pianos, de nombreux disques d’or et de platine et d’autres possessions matérielles.
Sorti en 1957, « I’m Walkin' » évoque les harmonies du « Go To The Mardi Gras » de Professor Longhair, une autre légende de Crescent City. Mais là où sa rythmique roulante donne au morceau du professeur ce côté chaloupé, le rythme binaire de « I’m Walkin » et sa caisse claire qui claque comme un coup de fusil confèrent à la chanson toute l’énergie et la naïveté d’un genre musical qui vient de naître.