Il y a 13 ans (et une semaine), ODB s’effondrait sur le sol du studio d’enregistrement 36 Chambers Records, terrassé par une surdose d’un mélange de cocaïne et de tramadol, mettant un point final à une existence rocambolesque et tourmentée. Rétrospectivement, la mort d’une personne a tendance à conférer à sa vie la rectitude d’un segment fermé, au sens mathématique du terme : du point A de sa naissance au point B de son décès, son existence acquiert pour la première fois une certaine cohérence linéaire. Toutes ses aventures passées, si déconnectées soient-elles, semblent désormais s’enchaîner les unes à la suite des autres dans la plus grande logique, telles les expériences professionnelles successives d’un CV parfait. Mais  les multiples péripéties de celui qui aurait fêté ses 49 printemps la semaine dernière continuent de défier l’entendement, faisant de lui l’incarnation humaine de l’aléa. Tâchons de retracer son parcours tout en contradictions avec un semblant d’organisation, et examinons au passage l’une des œuvres (et plus largement l’une des trajectoires de vie) les plus étranges du hip-hop US : attention, âmes sensibles s’abstenir.

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Le thème du poète maudit est plus qu’éculé. Depuis que le monde est monde, combien de génies créatifs aux tendances autodestructrices ? Si ces artistes à l’ascension aussi fulgurante que leur déchéance sont comparés à des étoiles filantes, le destin d’ODB s’apparente plus à celui d’une balle rebondissante, aussi imprévisible qu’incontrôlable.

Dès ses débuts dans le hip-hop avec ses cousins Robert Diggs (aka RZA) et Gary Grice (aka GZA), puis avec le reste de la fine équipe, Russell Jones choisit d’incarner le personnage d’Ol’ Dirty Bastard, caractérisé par son excentricité et sa volonté de choquer, des qualités parfaitement résumées par cet alias emblématique emprunté à l’un des nombreux films de kung-fu dont les 3 cousins s’abreuvaient à l’adolescence. Le tout puissant Wu-Tang Clan prend d’assaut le monde du rap en 1993, avec un casting pléthorique de MCs aux superpouvoirs aussi variés que ceux des Avengers. Au sein de ce supergroupe qu’est le Wu-Tang, Ol’ Dirty Bastard s’affirme d’entrée comme le chien fou, le poil à gratter, le fauteur de trouble qui vient parfaitement contrebalancer la voix rocailleuse de Method Man, les paroles ultra-complexes de GZA, les flows ciselés d’Inspectah Deck ou les rimes mafieuses de Raekwon. Dans un groupe composé de personnalités aussi ombrageuses qu’intenses, il apporte une touche de loufoquerie qui est plus que bienvenue. Malgré des paroles bien souvent en dessous du niveau de ses compères (comment rivaliser avec GZA et le Rebel INS ?), ODB se distingue par sa voix reconnaissable entre mille, son flow peu orthodoxe et ce charisme magnétique qui capte l’attention du public et des caméras dès que le Wu apparaît.

Sa présence marque les esprits de manière inversement proportionnelle au nombre relativement réduit de ses contributions aux albums du Wu (5 couplets en tout et pour tout sur « Enter The Wu-Tang », 4 morceaux et quelques intros, refrains et ad libs sur « Wu-Tang Forever » sorti en 1997). C’est que l’énergumène vit dans son propre fuseau horaire et est passé maître dans l’art de filer comme une anguille, capable de se volatiliser en un clin d’œil : lors des sessions d’enregistrement de « Enter The Wu-Tang » dans un studio new yorkais, il annonce à ses compères qu’il sort quelques minutes acheter des cigarettes, pour finalement réapparaître le lendemain à Los Angeles, où il avait décidé d’aller se ressourcer sur un coup de tête.

La réussite commerciale de « Enter The Wu-Tang » déclenche la 2e phase de la stratégie (visionnaire pour l’époque) du groupe : les différents MCs signent des deals solo séparés pour sortir des albums en leurs noms propres. Method Man essuie les plâtres avec « Tical » puis vient le tour d’Ol’ Dirty Bastard. Comment retranscrire l’univers artistique de cet esprit libre un brin dérangé ? RZA s’attelle à ce casse-tête et fait montre de toute la puissance sonique d’un producteur à l’apogée en créant un son brut, dissonant et foutraque qui colle parfaitement à la personnalité d’ODB. Véritable patchwork musical lo-fi, « Return To The 36 Chambers : The Dirty Version » constitue un terrain de jeu idéal pour un ODB qui déploie l’étendue de ses talents non-conventionnels de MC. Sa force ne réside pas dans ses paroles (qu’il n’aurait pas écrites lui-même, selon Meth), mais dans son flow parfaitement imparfait mêlant rap et « chant », envolées lyriques et éructations rythmiques. Capable d’étranges entrées sur le beat qui friseraient le ridicule avec n’importe quel autre MC mais qui fonctionnent avec lui, il se spécialise également dans les sons gutturaux improbables, comme sur les premières secondes de « Goin’ Down » où, tel un enfant, il s’amuse à expirer tout en faisant « craquer » sa gorge le plus longtemps possible. Indubitablement l’une des intros les plus bizarres qu’il nous ait été donné d’entendre. Il n’en néglige pas pour autant les classiques du hip hop hardcore new yorkais, avec un « Brooklyn Zoo » tout simplement bestial.

« Return To The 36 Chambers : The Dirty Version » est un objet sonore non identifié. En même temps, c’est un album intimement personnel et peu accessible. La puissance de feu du Wu lui permet rapidement d’atteindre le disque d’or, un exploit qui semble inconcevable aujourd’hui.
Morceau emblématique de l’album, « Shimmy Shimmy Ya », avec son piano bègue et glauque, est un des hymnes dancefloor les moins évidents qui soient ; une incongruité dans un paysage musical qui sera emporté par l’OPA hostile du rap bling bling de Puffy moins de 2 ans plus tard. Le clip du morceau dépeint l’univers drôlatique et dérangeant d’une version légèrement désaxée de Soul Train, comme si l’émission se déroulait dans un asile d’aliénés. Cette vidéo symbolise parfaitement l’équilibre délicat entre bouffonnerie et démence qui caractérise l’univers artistique d’ODB, faisant de lui le Beetlejuice du rap US.

Avec le succès inattendu de cet album, Ol’ Dirty Bastard parvient à briser le plafond de verre qui sépare habituellement le hip-hop hardcore de la scène mainstream. L’essai est définitivement transformé avec son featuring d’hurluberlu sur le remix de « Fantasy » de la diva Mariah Carey, qui tourne en boucle sur les radios US et lui permet d’accéder à une notoriété que peu d’artistes hip-hop peuvent rêver d’atteindre à cette époque. D’autres featurings crossover comme purement hip-hop lui feront suite, ancrant définitivement ODB dans le paysage musical américain.

Loin de s’assagir, le Dirt Dog ne rentre pas précisément dans le moule policé de la pop star typique. Comble de la provocation, il prend une limousine pour aller retirer ses coupons alimentaires (alloués aux familles américaines dans le besoin) alors que le Wu-Tang est au sommet des ventes d’albums. Génie de la com’, il prévient MTV, qui vient filmer l’acte. L’assistante sociale en charge de son dossier tombe sur ces images et clôt fort logiquement ses droits. Le scandale est grand pour ce qui fut au final un coup de com’ de l’intéressé, dont on oubliait au passage que quelques années plus tôt, il connut les difficultés de la vie en foyer de SDF avec sa femme et ses 2 enfants.
La renommée lui apporte un succès jusque-là inédit auprès de la gent féminine, ce qui est loin d’arrêter l’homme marié qu’il est. Il clame haut et fort sa préférence pour les relations sexuelles non-protégées sur le refrain de « Shimmy Shimmy Ya » ? Au final, il engendrera 13 rejetons.
Autres tentations qui émergent suite au succès, l’alcool et la drogue prennent une place de plus en plus importante dans sa vie. Ses aptitudes de fêtard sans limites font presque peur aux rappeurs français d’Afro Jazz, qui le côtoient quelques jours à l’occasion d’un featuring du Dirt Dog sur leur album. Le chien fou du Wu brûle la chandelle par les deux bouts et ça commence à se voir. Il passe même à deux doigts de se faire littéralement cramer sur la scène des Video Music Awards en 98 et doit son salut à l’intervention in extremis de Pras, l’ex-Fugee avec lequel il interprétait ce soir-là le tube « Ghetto Superstar » (un morceau sur lequel il n’aurait jamais dû apparaître).

Les excès se multiplient, de même que les ennuis judiciaires, et le personnage est rattrapé par sa part d’ombre. Violence conjugale, impayés de pensions alimentaires, conduite sans permis,  possession de substances illicites (crack, marijuana), port illégal de gilet pare-balles, échanges de tirs avec la police de New York, et la plus absurde, vol à l’étalage d’une paire de baskets à 50$ (alors qu’il a 500$ en liquide sur lui)… Les charges s’accumulent au fil des années et qu’il en soit reconnu coupable ou non, elles viennent rappeler la réputation sulfureuse du Wu-Tang, qui fut dans le viseur du FBI pendant plusieurs années pour des faits présumés d’une extrême gravité bien que cela n’ait jamais débouché sur une quelconque procédure judiciaire. Le Dirt Dog est également au centre de rivalités de crews et de jalousies de quartier générées par sa réussite financière, et il se fait braquer et tirer dessus à plusieurs reprises, s’en sortant toujours indemne (ou presque).
Loin de nous la volonté de l’ériger en « role model ». Mais si ces faits sordides ne doivent en aucun cas être occultés, il faut reconnaître que ceux-ci ne suffisent pas à le définir. Personnage tout en ambivalence (probable manifestation de la schizophrénie dont il fut apparemment diagnostiqué en 2003) , il est capable du pire comme du meilleur : un jour de février 98, alors qu’il est en studio avec 12 O’Clock,  son cousin et artiste de la constellation Wu, une fillette de 4 ans se fait renverser par une voiture sous ses yeux juste devant le studio. La petite Maati Lovell est piégée sous la carcasse de la Ford Mustang et ODB se lance immédiatement à son secours, haranguant ses amis et quelques badauds pour l’aider à soulever la voiture et dégager l’enfant. Il vient même lui rendre visite à l’hôpital quelques jours plus tard pour s’assurer qu’elle va bien, sans jamais révéler son identité.
Un grand cœur donc, mais surtout un écorché vif. Le lendemain de ce sauvetage, ODB assiste en personne à la 40e cérémonie des Grammy Awards. Puff Daddy remporte le Grammy du meilleur album rap de l’année, une récompense qu’ODB pensait acquise à « Wu-Tang Forever » : frustré par ce qu’il estime être une profonde injustice, il monte sur scène à l’occasion de la remise d’un autre trophée et se saisit du micro pour un speech impromptu dont il a le secret, dispensant quelques maximes pleines de sagesse (« Puffy is good but Wu-Tang is the best », et l’inoubliable « Wu-Tang is for the children, we teach the children ») et claquant au passage la bise à une Erykah Badu sidérée. Un précurseur de Kanye West, en plus sincère.
Au milieu de ces nombreuses péripéties, il trouve tout de même le temps de caler quelques sessions en studio et d’achever l’enregistrement de son 2e album, « N**** Please ». Celui-ci arrive dans les bacs en septembre 1999, poussé par le single « Got Your Money », avec sa prod catchy des Neptunes et son refrain chanté par Kelis. Les scores de vente sont bons mais malgré quelques titres intéressants, le produit fini ne respire pas la même authenticité brute que le premier album et l’artiste s’y caricature parfois. Le train de l’inspiration a quitté la gare, il n’y reviendra plus.

ODB s’enfonce dans une surenchère d’excentricités et devient de plus en plus insaisissable. Déjà improbable jusque-là, sa trajectoire de vie bascule bientôt dans le surréalisme le plus total. Condamné à une cure de désintoxication, il s’en échappe en octobre 2000. Commence alors une brève cavale qui viendra cimenter son statut de héros du peuple, à mi-chemin entre Richard Kimble et Robin Des Bois. Sa fugue durera environ 1 mois, temps qu’il mettra à profit pour rencontrer RZA à quelques occasions, aller en studio et dans un pied de nez irrévérencieux aux autorités qui le traquent, se joindre au Wu lors d’un concert sur la scène du Hammerstein Ballroom de NYC pour interpréter un couplet d’un des morceaux du groupe.
Cette cavale épique prend fin quelques jours plus tard, le 27 novembre 2000, non pas sur la place d’un pueblo bolivien, mais sur le parking d’un McDo de Philadelphie : tel Louis XVI à Varennes (enfin, presque), le fugitif est reconnu alors qu’il est en train de signer des autographes pour des fans portant des T-shirts à son effigie. La légende voudrait que le MC new yorkais ait demandé aux policiers de lui laisser finir ses frites avant de se faire embarquer, mais les faits semblent écarter cette hypothèse aussi drôle qu’absurde, à l’image du personnage. Certains fans pleins d’humour lanceront une pétition en ligne pour ériger une plaque commémorative sur le parking du fast food qui fut le théâtre de cette scène ubuesque, en vain.

La suite est peu glorieuse : il retourne en prison en 2001 pour possession de crack et en sort en 2003, tout bouffi. Le jour de sa libération, il signe un deal avec Roc-A-Fella Records, le label de Jay-Z, mais est assigné à résidence chez sa mère en attendant la fin de sa période probatoire. Sous son nouvel alias Dirt McGirt, il enregistrera bien un album mais celui-ci ne sera jamais commercialisé. Fin de partie.

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Ces histoires sur ODB sont légion, toutes plus surréalistes les unes que les autres. Tapez « ol dirty bastard stories » dans Google et vous serez happés par un de ces vortex temporels dont internet a le secret. Il est difficile d’attester de la véracité de ces anecdotes, mais le personnage hors-norme qu’était Ol’ Dirty Bastard les rend toutes plausibles. Tantôt drôles, tantôt sombres, souvent absurdes, elles contribuent aujourd’hui encore à alimenter cette image de « folk hero » qui transcende l’œuvre musicale qu’il laisse derrière lui.

De l’éternelle difficulté de séparer l’homme de l’artiste… Talentueux, controversé,  excentrique, brillant, pathétique, pétri de contradictions et au final, inclassable. Adulé ou honni, il ne laissait jamais indifférent et incarnait parfaitement l’un de ses nombreux surnoms, Ason Unique : unique en son genre il était, unique il restera.

Merci à l’ami Clément Halgand pour l’illustration : http://halgandclement.tumblr.com/

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