Il y a quelques jours, le Hall Of Fame a annoncé la liste des finalistes de sa promo 2018 : 13 nommés, parmi lesquels Jason Kidd, Steve Nash, Chris Webber, Ray Allen et coach Rudy Tomjanovic, pourront cette année prétendre accéder au panthéon du basketball lors de l’annonce de la sélection définitive fin mars. Des noms et des carrières qui en imposent, comme le veut l’exercice, mais aussi un inclassable : Grant Hill. Héritier présomptif de la ligue miné par les blessures avant de se réinventer en vétéran de confiance : l’ancien small forward a connu une carrière professionnelle qui fut tout sauf conventionnelle, et ne peut être appréciée à sa juste valeur sur de simples critères comptables. L’histoire de Grant Hill est avant tout marquée par ce qu’elle aurait pu être, affectant la trajectoire de la ligue entière au tournant des années 2000 et laissant les fans avec tant de ces questions hypothétiques qu’ils aiment à débattre ad nauseam.

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Quand il débarque en NBA en novembre 94, Hill est attendu au tournant : le 3e choix de la draft 94 a été double champion universitaire avec Duke, et les Pistons comptent sur lui pour redresser une franchise en perte de vitesse. Depuis les 2 titres des Bad Boys en 89 et 90, le roster vieillissant des Pistons a définitivement été surclassé par les Bulls de Jordan. Comme un signe annonciateur d’un changement de régime à Motor Town, Detroit a dit adieu à son leader historique Isiah Thomas cet été-là. Un pesant héritage, et les espoirs de toute une ville qui a connu la victoire : d’autres rookies se sont effondrés face à moindre adversité, mais Grant Hill n’est pas comme les autres rookies.

Côté court, le jeune homme ne tarde pas à s’imposer, remportant le titre de co-rookie de l’année avec le meneur des Mavs Jason Kidd. Athlétique, rapide, explosif en attaque, Hill démontre de remarquables qualités de défenseur de périmètre. C’est surtout son jeu ultra-complet qui impressionne : excellent rebondeur pour son poste, Hill devient rapidement un des meilleurs all-around players de la ligue malgré son jeune âge, et une machine à triple-doubles en puissance. Son talent de playmaker (meilleur passeur décisif chez les non-meneurs entre 95 et 99) et sa polyvalence l’amènent régulièrement à jouer les point forwards, un terme remis au goût du jour ces dernières années par LeBron James et Giannis Antetokounmpo. Hormis un shoot à 3 points peu fiable, son jeu n’a que peu de défauts, et les premières comparaisons avec Michael Jordan ne tardent pas à poindre. Mais les gros titres vendeurs de la presse (« The Heir vs The Air ») ne reflètent pas la vérité du parquet : plus qu’à His Airness, c’est à son coéquipier Scottie Pippen, avec lequel l’ailier des Pistons partage une certaine raideur dans la posture et le mouvement, que le jeu de Grant Hill s’apparente. Une version 2.0 de Pippen, plus offensive, plus présente au rebond, encore plus efficace. Un LeBron James avant l’heure, la carrure de déménageur en moins.
Pour une mise en perspective statistique de nos propos : au cours de ses 6 premières saisons NBA avec les Pistons, Grant Hill a cumulé près de 9400 points, 3400 rebonds et 2700 passes décisives. Jusque-là, seuls Oscar Robertson et Larry Bird avaient atteint ces paliers à ce stade de leurs carrières, et seul LeBron James les a rejoints depuis : difficile de trouver compagnie plus sélect.
Au-delà de ces chiffres ébouriffants, on a tendance à oublier son impact sur le terrain, cette manière de s’insérer dans le flot du match naturellement, de commander au jeu sans le forcer, jusqu’à ce qu’un de ses dunks électriques vienne nous rappeler sa puissance, autant de qualificatifs qui s’appliquent aujourd’hui à King James. Dans les débats actuels, cette version omnipotente de Grant Hill semble sous-estimée, voire oubliée. Car le temps estompe tout. Il lisse les reliefs de la mémoire comme le vent érode inlassablement la roche, les souvenirs aux couleurs autrefois si éclatantes perdent de leur intensité à mesure que les années passent.

Loin des parquets, Hill fait rapidement l’unanimité : intellectuellement brillant, notamment dans ses prises de parole, pianiste, philanthrope, l’ailier des Pistons cultive une image de gendre idéal qui n’est pas feinte. Rapidement adulé par les fans, il devient le premier rookie de l’histoire des 4 sports majeurs américains à récolter le plus grand nombre de votes pour le All-Star Game. Il en profite pour développer sa marque, signant des deals avec McDonald’s, Tag Heuer, Sprite (et ses pubs humoristiques au ton décalé comme lors du lockout en 1998). Il devient également le poster boy de l’équipementier Fila, avec lequel il signe un contrat mirobolant pour l’époque (80 millions de $ sur 7 ans) : la marque italienne concentre toutes ses ressources sur le seul et unique Grant Hill afin de maximiser son impact pour pénétrer le marché US, une décision désastreuse a posteriori. La ligne de baskets Fila de Grant Hill est validée par feu 2Pac (qui en arbore fièrement une paire sur une photo du livret de son double album « All Eyez On Me »), mais elle fera beaucoup jaser quand les blessures s’accumuleront : créées par un équipementier qui n’était pas habitué à travailler avec un basketteur de très haut niveau et ne disposait pas de la technologie nécessaire pour garantir sa sécurité, les Fila de Grant Hill seront blâmées pour ses blessures par des observateurs comme Charles Barkley (certes sous contrat avec le concurrent Nike, et connu pour ses sorties aussi hasardeuses que celles de René Higuita), une rumeur qui persiste encore aujourd’hui malgré l’absence d’éléments factuels pour la supporter.

L’image lisse, politiquement correcte de Grant Hill est peut-être son plus grand point commun avec Michael Jordan, qui la cultiva tout au long de sa carrière et évita soigneusement tout engagement potentiellement clivant afin de maximiser ses opportunités commerciales. Comme pour MJ, l’image publique policée de Grant Hill est en décalage avec son comportement de compétiteur féroce sur le parquet. Fait d’armes notable pour l’époque, il conquiert le mont Georgetown en postérisant ses mythiques pivots Patrick Ewing, Dikembe Mutombo et un Zo Mourning qui a du avoir bien du mal à s’en remettre. Malgré tout, le succès collectif se fait attendre, notamment en playoffs où Detroit ne passe pas le cap du 1er tour lorsque la franchise se qualifie. Hormis Hill, le roster des Pistons manque de talent (ses seuls coéquipiers notables sur ces 6 saisons : un Joe Dumars aux portes de la retraite, et les débutants Allan Houston et Jerry Stackhouse) mais il assume son rôle de leader et porte la franchise à bout de bras. En avril 2000, une semaine avant le début des playoffs, il se fait une entorse de la cheville gauche contre les Sixers. Il continue pourtant à jouer les matchs suivants, jusqu’à ce que sa blessure s’aggrave lors du 2e match de playoff contre les Miami Heat : la douleur est telle qu’il doit quitter ses coéquipiers au milieu de la partie. Sans le savoir, on vient d’assister à la fin de « Grant Hill, l’héritier ». C’est le début d’une énorme galère qui changera sa carrière et l’histoire de la ligue.

L’été 2000 commence pourtant bien pour lui : Detroit conclue un sign & trade avec Orlando qui envoie Grant Hill au Magic. Trop esseulé à Detroit, Hill arrive dans une franchise qui affirme d’immenses ambitions. Ce même été, Orlando accueille également le jeune et prometteur Tracy McGrady. Le Magic est même tout proche d’attirer Tim Duncan pour constituer ce qui eut été un Big 3 dévastateur, mais le coach Doc Rivers commet une erreur monumentale lors de la négociation du deal en refusant que la famille de Timmy l’accompagne pour certains déplacements de l’équipe : ce point de détail fait capoter le deal, une immense opportunité manquée dont la simple évocation suffit à rendre T-Mac nauséeux à ce jour. Franchement, on le comprend.
C’est le début de 7 années cauchemardesques pour Hill. Miné par les blessures et des complications post-opératoires, le All-Star ne joue que 200 des 574 matchs de saison régulière d’Orlando entre 2000 et 2007, soit 34,8% de taux de présence. Ses statistiques de présence sur ses 4 premières saisons avec le Magic (47 matchs joués sur 328 possibles, 14,3% de taux de présence) sont tout simplement désespérantes pour le joueur comme la franchise. Hill tiendra plus tard le staff médical de Detroit pour responsable de cette situation, les médecins des Pistons ayant selon lui commis une erreur de diagnostic sur sa première blessure dont découlèrent toutes les autres. Ces blessures lui dérobent les meilleures années de sa carrière, son corps change, il perd son explosivité et ne passera plus la barre des 20 points de moyenne par saison. Bien plus que sa carrière, c’est sa vie qui est bientôt menacée. 5 jours après avoir été opéré de la cheville en mars 2003, il est pris d’une forte fièvre et de convulsions : l’incision de sa cheville s’est ouverte et a entraîné une infection au staphylocoque. Le joueur retourne sur le billard illico : on lui greffe de la peau du bras pour recouvrir l’incision béante, il reste ensuite hospitalisé pendant une semaine et prend des antibiotiques par intraveineuse pendant 6 mois. Sa vie est sauve, mais la saison 2003-2004 est déjà terminée pour lui avant même d’avoir commencé. A l’intersaison, Tracy McGrady s’envole pour Houston, enterrant définitivement les espoirs de titre NBA pour Orlando.

Durant ses 7 saisons avec Orlando, Hill reste un professionnel irréprochable : pas un mot, pas une plainte malgré l’adversité à laquelle il doit faire face, notamment aux accusations de catastrophe industrielle dans les médias en raison de son deal gargantuesque pour l’époque. Après avoir tant bien que mal honoré son contrat avec le Magic à l’été 2007, l’ailier cherche à tourner la page. Pas évident quand on a la réputation d’avoir des os de verre. Il trouve pourtant preneur chez les Suns et part se refaire une santé à Phoenix, connu pour avoir l’un des meilleurs staffs médicaux de la ligue. A 35 ans et avec un historique de blessures à faire pâlir Bill Walton, plus personne n’attend grand-chose de lui : il va pourtant entamer la troisième étape, plus heureuse, de sa carrière au sein des Suns. Aux côtés de Steve Nash et Amar’e Stoudemire, il s’y réinvente en role player de luxe, solide défenseur capable à l’occasion de fulgurances offensives qui rappellent ses premières années à Detroit. Comble de l’ironie, il s’y révèle étonnamment durable, et c’est à 36 ans qu’il dispute pour la première fois les 82 matchs d’une saison. Il poussera même jusqu’à la quarantaine, avec une dernière saison tronquée chez les Clippers en 2012-2013. Si cette fin de carrière plus clémente et productive ne peut faire oublier le joueur qu’il fut et celui qu’il aurait pu devenir, elle constitue malgré tout une revanche amplement méritée.

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Clap de fin sur ce happy end ? Pas tout à fait. On ne peut jauger la carrière de Grant Hill à sa juste valeur sans la remettre dans son contexte. On parle souvent d’une baisse de niveau de la ligue entre le départ de Jordan en 98 et l’arrivée de LeBron, Wade, Carmelo et consorts en 2003 : c’est une réalité, et quelques drafts abyssales en terme de talent sont là pour en attester. Mais comme une pyramide démographique qui a des creux lorsqu’une génération est décimée par une guerre, ce déficit de talent a été anormalement amplifié par l’absence de joueurs majeurs (Penny Hardaway, Chris Webber, Larry Johnson, Jamal Mashburn…) qui étaient appelés à porter la ligue sur cette période mais n’ont pu atteindre ou maintenir durablement ce statut de superstar pour cause de blessures. Ce raisonnement s’applique tout particulièrement au cas de Grant Hill, qui faisait partie de la shortlist très réduite des prétendants au trône du meilleur joueur de la ligue après le départ de Jordan.

La nature ayant horreur du vide, l’absence laissée par Grant Hill entre 2000 et 2004 a nécessairement bénéficié à d’autres. C’est là que l’on bascule dans la physique quantique, ses dimensions parallèles et réalités alternatives. Pour les adeptes des conjectures basketballistiques,  il existe un univers parallèle, pas si lointain du nôtre, dans lequel Hill ne s’est jamais blessé et forme un trio destructeur avec T Mac et Timmy. Un Big 3 au potentiel dynastique avec une telle attraction gravitationnelle qu’elle aurait affecté durablement l’axe de rotation de la planète NBA.
Première dynastie menacée : les Lakers et leur three-peat entre 2000 et 2002. Difficile d’imaginer des Lakers aussi dominants face à une telle armada en 2001 ou 2002 : même si les duos Shaq-Duncan et Kobe-Hill se neutralisent, qui peut rivaliser avec T-Mac côté L.A. ?
Exit également les Spurs, champions en 2003 et 2005, désormais privés de leur franchise player Duncan et de tout espoir de titre dans cette réalité alternative.
A tout le moins, ce Big 3 imaginaire aurait profondément impacté l’équilibre des pouvoirs dans une conférence Est désespérément faible au début des années 2000 : pour rappel, les représentants de l’Est en finale de 2001 à 2005 furent successivement les Sixers du soldat soliste Iverson, les ternes Nets de Jason Kidd, Kenyon Martin et Keith Van Horn, et les Pistons de Sheed, Chauncey Billups, Ben Wallace et Rip Hamilton. Si ces derniers devinrent champions NBA face à des Lakers en pleine crise en 2004, on peut douter de leur capacité à battre 4 fois une équipe composée d’un Duncan, d’un Hill et d’un T-Mac dans la force de l’âge sur une série de 7 matchs.
Au niveau individuel, on peut penser que le plus grand bénéficiaire des malheurs de Grant Hill fut Kobe Bryant. Le Black Mamba n’a eu aucun adversaire à sa hauteur dans sa génération tout au long de sa carrière, au grand dam de ce compétiteur obsessionnel. Hill aurait très certainement été son principal rival au sein de la génération précédente, mais sa trajectoire fut définitivement modifiée par les blessures quelques semaines avant que Kobe ne remporte son premier titre NBA. Face à un adversaire direct aussi explosif que lui en attaque et aussi bon défenseur de périmètre que lui, nul doute que leurs éventuels duels entre 2001 et 2005 eurent été plus équilibrés que contre n’importe quel autre adversaire du Black Mamba. Dès lors, combien de bagues de champions pour Shaq et Kobe, et quelle place dans l’histoire de la NBA pour eux ?

Autant de conjectures plausibles qui permettent d’imaginer ce que la NBA et les fans de basket auraient pu vivre sans une blessure à la cheville et la ridicule intransigeance de Doc Rivers. Autant de conjectures qui nous permettent d’apprécier l’immense joueur que Grant Hill aurait pu devenir, et le remarquable joueur qu’il fut.

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