Bill Withers, ou le soul man récalcitrant. Il est vrai que le parcours de cette légende de la musique noire américaine, l’une des dernières à être en vie (à défaut d’être en activité) est pour le moins atypique. Enfant timide atteint de bégaiement (causé de son propre aveu par la peur de la perception des autres), le jeune Bill part s’endurcir dans la Navy dès son bac en poche en 1956. Il y fait ses classes en tant que mécanicien aéronautique et la quitte en 1965 pour aller travailler dans une usine de pièces pour avions en Californie. La vingtaine bien avancée et en l’absence de perspectives, il s’achète une guitare chez un prêteur sur gages et et apprend à en jouer seul. Entre 2 shifts à l’usine, il écrit des chansons, économisant un peu chaque mois sur son maigre salaire pour enregistrer une démo. Celle-ci est boudée par les grands labels mais remarquée par Clarence Avant, le patron du label indépendant Sussex : ce dernier signe Bill Withers et demande à Booker T Jones de produire le 1er album du nouveau venu.
Bill a du mal à se faire à l’idée qu’il est un artiste, la faute à trop d’humilité sans doute. Arrivant pour la première fois au studio en bleu de travail après sa journée à l’usine, il est surpris de découvrir que le producteur compte sur lui pour chanter lui-même ses compositions : Bill était persuadé que le label ferait appel à un chanteur plus talentueux pour interpréter ses chansons. Ce manque de confiance en lui complique les débuts de la session d’enregistrement de « Just As I Am », Bill peinant à trouver ses marques. Il faudra attendre les compliments d’un Graham Nash de passage au studio pour que Bill Withers accepte une bonne fois pour toutes la réalité de son talent. S’ensuit une courte carrière de 14 ans, avec 8 albums sortis entre 1971 et 1985, des tubes interplanétaires comme « Lean On Me », « Ain’t No Sunshine » et « Just The Two Of Us » et 3 Grammy Awards.
S’il y a une constante dans la carrière de Bill Withers comme dans sa vie d’homme, c’est sa volonté farouche d’indépendance. Il aime être maître de son destin et ne devoir rien à personne. Il se passera de manager toute sa carrière, et s’implique pleinement dans la création de ses albums, de la composition à la rédaction des notes du livret. Quand le directeur artistique de Columbia (chez qui il a signé en 1975) lui suggère de reprendre un morceau d’Elvis pour agrémenter son nouvel album d’un single vendeur, il répond à cette hérésie ainsi : « j’écris des chansons, reprendre celle d’un autre, ce serait comme payer un verre à un barman ».
A l’image de son nom (to wither signifie « se flétrir »), la passion de Bill Withers pour la musique se fane graduellement, en grande partie à cause de l’industrie musicale. Lassé par les frictions et les différends avec Columbia, il décide de se retirer de la vie artistique du jour au lendemain après la sortie de « Watching You Watching Me » en 1985. Loin du besoin d’attention et de l’appât du gain, cette rare sincérité a quelque chose de rafraîchissant. Quand on connaît le côté col bleu du bonhomme, l’idée d’une retraite artistique, si inhabituelle soit elle, devient plus compréhensible : du fait de son éclosion artistique tardive, il n’a jamais considéré que son statut d’artiste suffisait à le définir en tant qu’homme. Depuis 1985, Bill Withers vit en ermite, éloigné de la vie publique tel un Obi-Wan soul. Il se fait tellement discret que nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’est plus de ce monde. Hormis 2 chansons composées pour Jimmy Buffet en 2004, il n’a sorti aucun nouvel album ces 30 dernières années. Idem pour les concerts, malgré les offres mirifiques qu’il reçoit régulièrement : il ne s’est même pas produit lors de sa propre cérémonie d’entrée au Rock And Roll Hall Of Fame en 2015, se contentant d’un speech plein d’humour et de quelques back vocals discrets. Si selon lui tout comeback est exclu, cela ne nous empêchera pas de continuer à espérer…
« Harlem », le morceau que nous avons choisi ce dimanche, est le 1er titre de son 1er album. Comme son nom le laisse penser, le célèbre quartier new-yorkais en est le personnage principal. De sa voix de baryton au timbre unique, Bill Withers nous met en tête une suite d’instantanés frappants de réalisme : les nuits d’été étouffantes, les propriétaires avares refusant d’allumer le chauffage en hiver, les samedis soirs où on oublie tous ses soucis en dansant, les dimanches matins où se croisent dans les rues les fêtards rentrant chez eux et les honnêtes gens qui viennent de se lever, les congrégations corrompues faisant la quête sous prétexte de vouloir envoyer leur prêcheur en Terre Sainte… Tout le morceau est une lente montée en puissance : la mélodie progresse dans les aigus 1/2 ton par 1/2 ton et les instruments se superposent couche après couche comme un layer cake, le tout cadré par une caisse claire marquant chaque temps telle un métronome.