Souvent enjouée, toujours chaleureuse, la musique tropicale est-elle pour autant condamnée à ne véhiculer que des émotions positives ? Peut-elle  au contraire évoquer des sentiments plus complexes comme l’angoisse, la tension ?
C’est en visionnant pour la énième fois « L’Impasse » et sa mythique scène du billard que l’idée de ce numéro inhabituel de Tropical Tuesdays nous est venue. La preuve par l’image ci-après.

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Dans un premier temps, prenons notre morceau du jour. Premier hit du percussionniste nuyorican  Ray Barretto sorti sur Tico Records en 1962, « El Watusi » est une courte ritournelle pachanga qui avance doucement mais sûrement comme un train de marchandises.
L’écoute seule de ce morceau évoque autant d’émotions négatives que l’éclat de rire d’un nourrisson. Pourtant, c’est bien ce morceau joyeux et entraînant qui sert de fond sonore à l’une des scènes les plus oppressantes jamais orchestrées par le réalisateur Brian De Palma.

Pour celles et ceux qui n’auraient pas encore vu « L’Impasse », ATTENTION SPOILER.
Enfin, le film date de 1993 tout de même, ce n’est pas le Red Wedding non plus hein…

Avant de visionner cette scène, une brève mise en contexte : Carlito Brigante, interprété par Al Pacino, est un gangster de la pègre portoricaine de New York tout juste libéré de prison. Usé par ses années carcérales, en décalage avec un univers dont il ne maîtrise plus les codes tacites et dont la sauvagerie croissante éclipse les valeurs de l’ancienne génération à laquelle il appartenait, Brigante compte laisser définitivement derrière lui ses activités criminelles. Pris en étau entre anciens associés, faux amis et forces de l’ordre, ses efforts sincères de rédemption sont contrariés par un passé qui refuse obstinément de le laisser en paix.

C’est le cas dans cette scène où Carlito se retrouve embarqué à son insu dans une transaction illégale par son naïf cousin Guajiro, de quoi le renvoyer directement en prison sans passer par la case départ. Derrière la décontraction factice et les sourires de façade, la tension de ce huis-clos est palpable : à voir la réaction impulsive de l’homme de main envers la jeune femme qui l’approche au tout début du morceau de Ray Barretto (à 1’31 dans la vidéo ci-dessous), on sait que ce décor est un trompe-l’œil. Contrairement à son jeune cousin, Brigante capte d’emblée cette tension sous-jacente. De son regard furtif, il décortique les lieux et tel un félin, se tient à l’affût en attendant le début des hostilités.

Le maître De Palma utilise « El Watusi » à contre-emploi pour illustrer magistralement cette scène. Comme ces sourires de loup, la musique latine joue ici les faux-semblants : elle qui exprime habituellement la joie de vivre et une certaine candeur (symbolisées ici par le personnage de Guajiro), elle sert cette fois à souligner le double niveau de lecture de cette scène et à exacerber son atmosphère de plus en plus oppressante. Dans un remarquable contre-pied, De Palma retourne contre elle la structure répétitive de « El Watusi », chaque nouvel instrument accentuant l’instabilité d’une situation à l’équilibre précaire, jusqu’à ce que le fragile château de cartes s’effondre.

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