Pour quelques heureux élus, Numero Group n’est pas loin d’être le meilleur label du monde. Pour tous les autres, imaginez un diagramme de Venn dont les 4 ensembles regrouperaient respectivement mélomanes, historiens, enquêteurs et hipsters en chemise à carreau, et vous trouverez le label de Chicago fermement niché à son intersection. Spécialisé dans la réédition de catalogues de labels et artistes injustement méconnus, Numero avoue volontiers une inclination pour la soul des années 60 et 70. Depuis 2003, les limiers du label sillonnent les Etats-Unis de long en large à la recherche de pépites oubliées, exhumant pléthore de catalogues de labels locaux de qualité qui vécurent et moururent comme un magasin familial met la clé sous la porte quand il ne peut plus lutter contre les grandes enseignes.
C’est au cours d’une de ces investigations que Ken Shipley, l’un des fondateurs du label, tombe malgré lui sur un trésor. Cherchant à mettre la main sur un 45 tours du groupe Chocolate Sunday, il retrouve la trace de son claviériste Bruce Thompson à Chicago même. Ce dernier a écumé les sessions studio au cours des années 60 et 70 et au détour d’une conversation, il mentionne de vieilles bandes master d’anciens projets qui prennent la poussière dans sa cave. Thompson les sort, et 3 mots sautent au visage de Shipley : « 24-Carat Black ». Le fondateur de Numero sait que cette découverte fortuite vient conclure la quête du Graal de la soul.
Derrière le projet 24-Carat Black, la trajectoire de son leader maudit Dale Warren. Après une formation classique de violoniste, Warren décroche ses premiers jobs d’arrangeur de cordes pour la Motown dans le courant des années 60 par l’entremise de sa tante Raynoma Gordy, 2ème épouse de Berry Gordy. Après avoir étoffé son CV au sein de la proprette machine à hits de Detroit, il part travailler pour sa cousine souillon de Memphis et intègre la prestigieuse écurie Stax. Arrangeur pour Isaac Hayes (notamment sur « Walk On By »), chef d’orchestre et compositeur du pharaonique concert Wattstax, Dale Warren prend de l’envergure au sein du label, qui fonde de grands espoirs sur lui. Le boss Al Bell lui donne bientôt le feu vert pour réaliser son premier album solo. Warren persuade les Ditalians, une formation de Cincinnati qu’il accompagne à ce moment-là, de devenir 24-Carat Black. Compositeur/producteur du groupe, il pousse sa vision artistique à son paroxysme et accouche en 1973 du concept album « Ghetto : Misfortune’s Wealth », un opéra soul qui relate la vie dans le ghetto et les différentes facettes de la pauvreté. L’album porte la conscience sociale de son temps : en ce début des années 70, c’est un sentiment de désillusion qui domine dans une Amérique qui ne croit définitivement plus en son innocence chez elle (désenchantement post-droits civiques, affaire du Watergate, démission de Richard Nixon) ou au loin (l’interminable bourbier du Vietnam).
« Ghetto : Misfortune’s Wealth » est très ambitieux. Peut-être trop. Compositions complexes, ambiance sombre et érudite, absence de tout morceau qui pourrait faire office de single, l’album développe une soul savante dont la brillante froideur, inhabituelle pour un genre marqué par l’émotion, l’éloigne du public. Si raffinées et abouties soient ses compositions, les intentions de Dale Warren ne sont pas comprises : ignoré par le public et la critique, l’album est un cuisant échec.
Malgré tout, Warren garde foi en son projet et continue à enregistrer avec le groupe en 1974. Sa vision artistique est cette fois plus ouverte et 24-Carat Black enregistre des chansons d’amour composées par Warren sur ce 2ème album à venir. Après que Stax, croulant sous les dettes, se soit effondré, Warren veut poursuivre l’aventure et finance de sa poche les sessions studio. L’argent vient bientôt à manquer et le groupe se sépare sans sortir ce 2ème opus. Dépité, Dale Warren abandonne ses ambitions de compositeur : il devient instrumentiste dans des formations de musique classique et part s’installer à Los Angeles, puis en Géorgie. Harcelé par le tenace démon de la bouteille, il meurt en 1994.
En avance sur son temps, « Ghetto : Misfortune’s Wealth » est redécouvert à partir des années 90 par un mouvement hip-hop qui fouille toujours plus profond dans les bacs à vinyles à la recherche perpétuelle du sample juste. Les magnifiques compositions de Warren bénéficient d’une seconde jeunesse en passant dans les sampleurs d’Eric B & Rakim, Digable Planets, RZA et bien d’autres. Le premier album de 24-Carat Black acquiert vite le statut d’album culte auprès des diggers, amateurs de breaks, obsédés du sample et autres fans de rare groove. L’engouement suscité par la réédition de l’album relance les rumeurs d’un 2ème opus de la formation soul. Nombreux sont ceux qui s’épuisent à chercher ces enregistrements, au point d’en venir à douter de leur existence.
Jusqu’à ce jour de 2009 où Ken Shipley visite la cave de Bruce Thompson. Crève-cœur, le fondateur de Numero découvre des bandes master détériorées par des décennies d’humidité. Sur une vingtaine de pistes, Numero parvient à en sauver 6. En 2009, après 35 ans d’attente, le label sort cette version tronquée du 2ème album de 24-Carat Black intitulée « Gone : The Promises Of Yesterday ». Même s’il ne peut être présenté dans son intégralité et ne correspond donc pas à la vision artistique de Dale Warren, cet album reste une perle. La minutie et le brio des compositions de Warren sont bien là mais cette fois, l’ambiance se fait plus sensuelle et chaleureuse, comme sur notre morceau du jour, « The Best Of Good Love Gone », qui ouvre l’album. Numero ira même jusqu’à rééditer en 2013 quelques-unes des pistes trop endommagées pour pouvoir être incluses dans l’album, histoire de laisser nos imaginations combler les vides…