126 ans. Voilà 126 ans que le Dr. James Naismith, afin d’occuper ses jeunes élèves un jour pluvieux de décembre et les aider à entretenir leur condition physique durant les hivers rigoureux de la Nouvelle-Angleterre, eut l’idée de suspendre un panier de pêches vide à la coursive qui surplombait le parquet du gymnase du YMCA de Springfield, Massachusetts.
On oublie parfois à quel point le basketball est « jeune », son existence couvrant à peine 2 vies de sexagénaires mises bout à bout ; la fulgurance avec laquelle il s’est globalisé n’en est que plus impressionnante. Malgré cela, le basket conserve auprès du grand public l’image d’un sport américain, et donc étranger. Issu d’un pays anglophone, il a développé un langage, des codes, et plus généralement une sous-culture bourrés d’assez d’anglicismes pour déclencher un infarctus massif chez Jacques Toubon. Ces termes et expressions spécifiques à la culture basket constituent trop souvent une barrière à l’entrée rédhibitoire pour les néophytes.
Comme le disait un souverain aussi fictionnel que majestueux : « en temps de crise, le sage construit des ponts, l’idiot érige des murs ». Dans cette optique d’ouverture et de partage, Flagrant Soul vous propose sa nouvelle rubrique, « Glossaire basket » : à intervalle plus ou moins régulier, nous définirons et contextualiserons des expressions propres au champ lexical basketballistique avec humour, en évitant d’être trop techniques. Un moyen ludique pour les non-initiés de découvrir les arcanes de la culture basket, et pour les habitués de rigoler un peu.
Pour cette grande première, intéressons-nous à une expression consacrée : le trash talk.
trash talk [trash tȯk] n : paroles désobligeantes, railleuses ou vantardes ayant pour objectif de démoraliser ou d’humilier un adversaire sportif.
Littéralement le « parler ordure », une formule imagée comme la langue anglaise sait en produire. Cette expression recouvre les mots (et parfois les gestes) crus par lesquels un joueur tente de se mettre en avant et/ou de rabaisser la partie adverse. Cette arme verbale traduit l’esprit de compétition d’un joueur ayant comme objectif sous-jacent de déstabiliser son adversaire direct, d’entrer dans sa tête pour le faire sortir mentalement de son match et prendre un ascendant psychologique définitif sur lui.
Du playground en bitume pourri d’à côté aux parquets lustrés de la NBA, le trash talk est imprégné dans tous les niveaux de la culture basket comme une tache tenace sur un kimono des années 80. Des piques pleines d’humour aux propos musclés à la limite de l’insulte, la palette est large : passés les fondamentaux pour débutants (« tu balances assez de briques pour construire une maison », etc…), le trash talk devient rapidement un champ d’expression de la créativité personnelle de chaque joueur. S’il y a autant de types de trash talk que de joueurs, on peut toutefois noter quelques inclinations dominantes ; tâchons donc de définir quelques profils types.
- LE VANTARD
Probablement le profil le plus courant, la base du trash talk. Le vantard affirme sa supériorité (réelle ou fantasmée) à qui veut l’entendre, et à qui ne veut pas l’entendre aussi. La vantardise virtuellement sans limite de ce trash talker rappelle l’ego trip du MC dans le hip hop.
Si une telle forfanterie a de quoi déranger quand elle vient du lanceur de parpaings lambda, elle peut se comprendre lorsqu’elle intervient au plus haut niveau : pour faire carrière, il faut passer dès le plus jeune âge par de nombreuses épreuves de sélection à la difficulté croissante, une succession interminable de « Hunger Games » où seul le vainqueur reste debout. Cette survie du plus apte contribue à vous forger un ego en acier trempé. Conséquence courante de ce processus, la naissance d’un ego surdimensionné qui amène le joueur à se convaincre qu’il est inarrêtable. C’est cette même confiance irrationnelle qui amène le role player Mario Chalmers à se comparer favorablement à Chris Paul, ou qui pousse JR Smith à avoir un meilleur pourcentage de réussite à 3 points quand les défenseurs le collent que quand il est démarqué.
Exemples :
Ce type de trash talker étant extrêmement répandu, nous n’en multiplierons pas les exemples. Mentionnons tout de même Charles Barkley et son classique « y’all can’t guard me ! » avec son accent traînant de l’Alabama, ou encore Paul Pierce et ses multiples fanfaronnades, le plus souvent suivies d’effet.
- LE TCHATCHEUR
Là encore, on se situe dans le trash talk de proximité : qui n’a jamais croisé une grande gueule qui raille tout le monde sur le playground du coin ? On reste ici dans un registre très proche de la vantardise, mais avec une différence notable : la quantité. En effet, le tchatcheur est au trash talk ce qu’Antoine Walker était au shoot à 3 points : c’est le volume qui compte, pas la précision. On pense ici au tchatcheur compulsif, au moulin à paroles dont la logorrhée agace. Ce n’est pas tant la violence de ses propos qui gêne, c’est juste qu’il parle. Tout. Le. Temps. Forcément, ça finit par saouler et là, le tchatcheur a atteint son but.
Exemples :
⇒ Gary Payton, dont les exploits de trash talker ont contribué à l’ériger en véritable légende
⇒ SHEEEEEEEEEEEEEEEEEED !
- LE THÉÂTRAL
Pas de « talk » à proprement parler ici, c’est le geste qui vient suppléer la parole. Un moyen pour le responsable d’extraire le trash talk de son cadre habituellement intime pour l’étaler sur la place publique, de faire entrer les spectateurs dans l’équation en espérant s’attirer leur soutien.
Notons que le geste peut faire l’objet d’un hommage (comme LeBron James reprenant la célébration de Nick Van Exel), d’un plagiat (Kobe Bryant poussant sa volonté de mimétisme avec His Airness jusqu’à « imiter » le fist pump de Michael Jordan) ou d’un douloureux retour à l’envoyeur (comme la révérence pour le moins prématurée de Reggie Miller face aux Bulls).
Prendre le public à partie est à double tranchant et le geste doit être manié avec précaution : tel un mouvement d’aïkido, on peut vous renvoyer votre propre geste à la face, tournant ainsi les spectateurs contre vous en un instant.
Exemples :
⇒ Dikembe Mutombo et son « finger wag » après un contre
⇒ Sam Cassell et sa « danse des grosses baloches »
- L’INTIMIDATEUR
Comme un adulte qui clouerait le bec à un gamin insolent, la bienveillance en moins, l’intimidateur cherche à rappeler à son adversaire qu’ils ne jouent pas dans la même catégorie. Il réaffirme sa place au sommet de la chaîne alimentaire au gré de remarques sèches ou de menaces explicites. Victimes régulières de ces grands prédateurs, les rookies constituent des proies de premier choix : c’est le métier qui rentre…
Exemples :
⇒ Michael Jordan qui plante un lancer-franc les yeux fermés devant un Mutombo incrédule et accueille le rookie avec un « Welcome to the NBA » dans la foulée.
⇒ Larry Bird refuse de rendre un ballon égaré au rookie Jordan avant un match d’exhibition. Soit dit en passant, c’était leur toute première rencontre. On a connu premier contact plus chaleureux…
⇒ Jordan qui rappelle à un Jimmy Jackson insolent qu’il parle beaucoup pour quelqu’un qui porte sa marque de chaussures.
⇒ Au rookie Reggie Miller qui essayait de le déconcentrer avant un lancer-franc décisif, Larry Bird rabat son caquet avec ces mots sans appel : « Rookie, je suis le meilleur shooteur de toute la p*tain de ligue. De toute la ligue, OK ? Et tu es là à essayer de me parler ? ». Fatal.
- LE MANIPULATEUR
Variation sur le même thème. Parfois par ennui, souvent par plaisir, le manipulateur a recours à des manœuvres aussi inventives que tordues pour intimider ses adversaires et asseoir sa supériorité.
Exemples :
⇒ Lors d’un affrontement contre Miami, Michael Jordan marque son premier panier du match, se retourne vers Steve Smith (son adversaire direct du jour) et lui dit « 38 ». Puis après le panier suivant, « 36 ». Smith finit par réaliser que ce compte à rebours décroissant est un moyen pour Jordan de lui faire comprendre qu’il va scorer 40 points sur sa tête, ce qu’il fait effectivement.
⇒ Larry Bird, comme on l’a déjà vu, aime le challenge. Une de ses techniques de manipulation favorites : lors d’une fin de match serrée, il aime dévoiler à l’équipe adverse la tactique mise en place pour la dernière possession de balle des Celtics et l’endroit d’où il va tirer le shoot décisif, mettant ses adversaires au défi de l’arrêter. Et le bougre est fidèle à sa parole : il shoote exactement de l’endroit qu’il avait annoncé et marque. Xavier McDaniel, Byron Scott et bien d’autres ont assisté, impuissants, à cette démonstration.
- LE TYRAN
Lorsque l’intimidateur se retourne contre son peuple, tel un Caligula des parquets, il se métamorphose en tyran. Il martyrise ses coéquipiers pour provoquer chez eux une réaction d’orgueil ou tout simplement pour le plaisir de les pourrir et d’affirmer sa domination. Nombre de carrières prometteuses ont été ruinées par ces dictateurs de la balle orange.
Exemples :
⇒ Rodney McCray, Kwame Brown, Stacey King… La liste des joueurs sacrifiés par Michael Jordan sur l’autel de son ego est longue.
⇒ Entre Kobe Bryant et ses coéquipiers, ça n’a jamais été le grand amour. Ses méthodes brutales de team building à l’entraînement n’ont sûrement pas aidé.
⇒ Kevin Garnett est un adepte de l’amour vache, comme Glen « Big Baby » Davis en a fait l’expérience.
- LA TÊTE À CLAQUES
La mouche dans le lait, le petit rouage qui grippe, bref, l’emmerdeur. Tronche enfarinée, sourire narquois, il déclenche chez son adversaire une antipathie immédiate et une envie compulsive de le baffer. Et quand en plus, il chambre, alors là…
Exemples :
⇒ Reggie Miller : le maître incontesté de cette catégorie. Silhouette squelettique, oreilles décollées, regard insolent et bouche aussi grande qu’une benne à ordures, Miller avait tout du Tullius Detritus, semant la zizanie partout où il passait. Sa tête de souffre-douleur et son physique chétif cachaient un des meilleurs shooteurs de l’histoire de la NBA, avec un mental d’acier et une présence constante dans les moments décisifs. Ses mythiques luttes en playoffs contre les Knicks et ses joutes verbales avec leur plus grand fan, le réalisateur Spike Lee, font l’objet d’un excellent documentaire, « Winning Time: Reggie Miller vs. The New York Knicks », réalisé par la chaîne sportive américaine ESPN.
⇒ Bill Laimbeer : le pivot des Bad Boys de Detroit a causé beaucoup d’embrouilles. Il a pas mal récolté aussi. Il doit y avoir une justice karmique…
⇒ Patrick Beverley : rien qu’à prononcer son nom, on en a des picotements dans les doigts… Un vrai poison.
- LE PSYCHOPATHE
S’il fait la part belle à l’imagination et l’inventivité de celui qui le manie, le trash talk n’en comporte pas moins quelques règles tacites. Parmi celles-ci, des règles de bon sens (ne chambrer que quand son niveau personnel et/ou le niveau de son équipe le permettent), mais aussi des règles de savoir vivre dignes de Nadine de Rothschild (ne pas utiliser d’éléments trop personnels, notamment sur la famille de son adversaire). Lorsque ces dernières ne sont pas respectées, ça dérape vite, quel que soit le sport. Pourtant, certains joueurs, emportés par leur nature ultra-compétitive, tombent parfois dans cet excès.
Où s’arrête l’esprit de compétition, où commence la pathologie ? Le psychopathe s’embarrasse peu des convenances et n’hésite pas à taper là où ça fait mal, droit au cœur, pour déstabiliser son adversaire, quitte à ce que ça vire à l’aigre.
Exemples :
⇒ Kevin Garnett : tout un poème, surtout si ce poème est rempli d’insultes sur ta mère. Compétiteur maladif, le futur Hall Of Famer se situe dans une classe à part du trash talk où la décence laisse place à la démence. Insulter ta mère décédée, te dire que ta femme a un goût de céréales, te traiter de cancéreux… Rien n’arrête KG, et certainement pas la bienséance.
LE TRASH TALK AUJOURD’HUI
Il se porte toujours aussi bien sur les playgrounds de France et de Navarre, merci pour lui. Par contre, côté basket professionnel, sans vouloir jouer les Cabrel, le trash talk c’était quand même mieux avant. Force est de constater que la NBA est devenue plus calme depuis 10 ans, le trash talk se faisant de plus en plus discret sur les parquets de la ligue. La faute à une atmosphère plus amicale entre joueurs, au désespoir des vieux briscards ne jurant que par les rivalités de l’Ancien Régime. La faute également à un arbitrage plus sévère ; les fautes techniques, amendes pour intimidation et suspensions tombant vite et fort. Enfin, le domaine de la lutte s’est largement déplacé sur les réseaux sociaux, qui font office de sas de décompression. Heureusement, quelques puristes maintiennent l’esprit du trash talk bien vivant, parmi lesquels :
⇒ John Wall : le meneur des Wizards a du caractère et le fait savoir. Sa montée en puissance en fin de saison dernière et durant les playoffs qui ont suivi s’est accompagnée d’un florilège de trash talk digne des années 80.
⇒ Joel Embiid : le nouvel entrant de la bande. En bon « millenial », le pivot des Sixers sévit largement sur les réseaux sociaux et occasionnellement sur les parquets. Ceci dit, à l’image de son jeu, sa marge de progression en trash talk est impressionnante. On sait qu’il n’a pas peur du conflit et qu’il est persévérant : on parle quand même d’un gars qui s’acharne à essayer de décrocher un rendez-vous avec Rihanna depuis près de 4 ans…
⇒ Draymond Green : le prophète. Si quelqu’un peut ramener le trash talk aux sommets passés, c’est bien lui. En quelques saisons, il a déjà assemblé une œuvre considérable, martyrisant n’importe quel adversaire, du rookie de Dallas Dennis Smith Jr au vétéran aguerri comme Kevin Garnett. Son altercation avec un Paul Pierce tout proche de la retraite sonne comme un passage de témoin entre 2 générations de trash talkers, tels 2 navires se croisant dans la nuit. Ce concours d’éloquence intergénérationnel vient s’ajouter à la longue liste de griefs opposant les Clippers et les Warriors depuis quelques saisons, ne surpassant toutefois pas la superbe joute verbale entre Green, l’ex-chauffeur de banc Dahntay Jones et le coach des Clippers Doc Rivers (qui retrouva son prénom officiel le temps de cet échange d’amabilités) : ce n’est pas tous les jours qu’une embrouille se conclut par des ventes de T-shirt…
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