Il suffit d’une rencontre…

Quand ils arrivent à Rio, les Novos Baianos sont un groupe en quête de reconnaissance. Leur premier album « E Ferro Na Boneca », sorti en 1970, a rencontré un succès d’estime mais s’est peu vendu. En venant s’installer à l’épicentre de la vie culturelle brésilienne de l’époque, Luiz Galvao le leader/poète, Moraes Moreira son fidèle second, Paulinho Boca de Cantor le feu follet, Pepeu Gomez le virtuose de la guitare et Baby Consuelo la chanteuse à la voix juvénile, espèrent forcer le destin.

Le groupe s’entasse dans un appartement de Botafogo et dans la grande tradition de la scène artistique brésilienne de l’époque, pratique d’emblée la politique de la porte ouverte. Parmi les visiteurs qui défilent dans leur antre en cette année 1972, un invité de marque en la personne de João Gilberto. Si certains expliquent ces visites du patriarche de la bossa par son penchant prononcé pour l’herbe (l’une des rares ressources qui n’était jamais en rupture de stock chez les Baianos), il semble que celui qu’on surnommait « Zé Maconha » (Joe-la-fumette) ait arrêté de fumer bien avant de croiser la route des Baianos. Dès lors, cette rencontre serait-elle le fruit du destin susdit ? Toujours est-il qu’elle arrive à point nommé, et qu’elle est aussi marquante pour les jeunes rockers que pour leur aîné. A priori tout les oppose, mais les babos bienheureux et l’ermite propre sur lui trouvent en l’autre une réponse à leur manque : en lui, les Baianos voient un leader spirituel et musical transcendantal. Quant à João Gilberto, il envie l’existence légère de cette famille recomposée autour de la musique, lui qui rêve secrètement d’une vie autarcique passée à jouer de la musique avec ses amis sans interruption.
João Gilberto leur rend régulièrement visite, toquant à leur porte à des heures indues pour gratter la guitare avec eux jusqu’au petit matin, non sans avoir commandé le petit déjeuner pour tout le monde avant de les quitter. Les chevelus sont plus intéressés par Jimi Hendrix et Janis Joplin que par les sons qui poussent dans leur jardin, pourtant João Gilberto s’évertue à leur jouer des sambas d’Assis Valente et Nelson Cavaquinho. C’est que le créateur révéré de la bossa nova a une idée derrière la tête :  en réconciliant le groupe avec ses racines, il souhaite lui apprendre à être fier de ses origines, à se respecter lui-même, et espère ainsi les voir devenir prophètes en leur pays.

L’exercice divinatoire de João Gilberto porte ses fruits : au fil de ces sessions improvisées s’entame en eux une lente maturation qui les amène à intégrer les harmonies traditionnelles brésiliennes à leur son rock. Cette mue artistique s’achève cette même année 72 avec « Acabou Chorare », le 2e album du groupe, qui fait la synthèse quasi-parfaite entre leurs influences américaines et leur patrimoine musical brésilien, amenant la MPB dans des sphères jusque-là inexplorées. Cette fois, la reconnaissance de la critique s’accompagne d’un succès commercial retentissant. L’influence de cet album à travers les âges ne faiblit pas, Rolling Stone Brazil l’ayant élu meilleur album de musique brésilienne de tous les temps en 2007.

Il y a quelque chose d’incongru à imaginer qu’un tel sommet artistique puisse coïncider avec les chapitres les plus sombres de la dictature brésilienne. Face à la junte, les réactions des musiciens brésiliens divergent. Là où leurs glorieux contemporains du mouvement Tropicália font preuve d’un militantisme assumé, les Novos Baianos s’enfoncent dans l’insouciance et pratiquent l’évasion dans une réalité alternative : le groupe s’exile à Jacarepaguá, à quelques kilomètres à l’ouest de la Cidade Maravilhosa,  et fonde une communauté regroupant les membres du groupe, leurs conjoints et enfants, et bien d’autres invités plus ou moins permanents venant d’horizons variés. Dans ce lieu baptisé Cantinho do Vovô, quelques bâtiments et suffisamment d’espace pour accueillir un terrain de foot. Car le « futebol » est au centre de leur projet communautaire utopique : en bons brésiliens qui se respectent, les Novos Baianos sont fans absolus de football, arborant régulièrement les maillots de Flamengo et d’autres clubs carioca, et ne manquant jamais une occasion de caresser le ballon rond. Autres principes fondateurs de la communauté, la musique, la poésie et l’amour libre. L’utopie prend fin quelques années plus tard quand Moraes Moreira quitte la communauté, son départ entraînant de facto la fin du groupe pour de nombreuses années avant des reformations périodiques à partir de la fin des années 90. Pour les lusophones souhaitant en savoir plus sur l’histoire hors normes du groupe (et n’ayant pas peur de s’abîmer les yeux en visionnant des images de mauvaise qualité), on vous recommande chaudement les documentaires « Novos Baianos F.C. » et « Filhos de Joao, O Admiravel Mundo Novo Baiano ».

Le morceau du jour, « Preta Pretinha », est extrait du fameux album « Acabou Chorare » mentionné plus haut. Dans la voix de Moraes et les chœurs chaleureux, on retrouve la simplicité et l’insouciance qui caractérisent le groupe et ses choix de vie.

initiales-fond-noir-300x300px-1